Théorie narrative et analyse du discours

John Pier (Tours et Paris)

Théorie narrative et analyse du discours

Abstract : Une évolution importante dans la narratologie française depuis le déclin du structuralisme tel qu’il était pratiqué pendant les années 1960 et 70 se trouve dans l’analyse du discours française. Favorisant le discours dans l’interaction sociale plutôt que la structure, les analystes du discours considèrent le récit comme un type de discours parmi d’autres. Trois dimensions du discours liées aux problèmes du récit sont mises en avant : les catégories de texte et de discours telles qu’elles sont étudiées par la linguistique textuelle, langue et parole à la lumière de la théorie de l’énonciation et les rapports entre texte et contexte. Le rôle dans l’analyse du récit de l’énonciation (Benveniste), des genres du discours (Baxtin) et de la scène d’énonciation (Maingueneau) sont examinés.

 

            Mots-clés : discours, linguistique textuelle, genres du discours, énonciation

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La narratologie structurale, couramment nommée narratologie classique, s’est développée en France dans les années 1960 et 1970 mais a été suivie par la narratologie postclassique, un groupe très divers de théories narratives qui a pris forme au cours des trente dernières années à l’échelle internationale. Alors que la narratologie dans les pays francophones a évolué de façon sensible au fil des décennies et qu’elle a connu un renouveau, on ne peut dire qu’elle se conforme étroitement au modèle classique/postclassique[1]. Un point de repère plus parlant dans le contexte francophone est l’analyse du discours française (cf. Pier 2011, 2017).

J’aimerais présenter ici quelques éléments de recherche qui, me semble-t-il, méritent d’être mieux connus et pris en compte par la communauté des chercheurs en théorie narrative. L’analyse du discours s’est développée dans différentes traditions nationales et scientifiques, et elle a puisé dans différentes disciplines tout en étant adoptée par elles, particulièrement dans les sciences sociales. Comme le suggère son nom, l’analyse du discours n’est pas la chasse gardée de la recherche narrative ou littéraire, elle couvre tous les domaines où le discours, dans ses différentes formes, joue un rôle significatif. Dans l’ensemble, on peut dire qu’avec l’analyse du discours l’accent ne tombe plus sur la structure, comme c’était le cas chez les structuralistes, mais sur les discours tel qu’ils se réalisent dans l’interaction sociale, favorisant ainsi la dimension pragmatique de la communication dans toutes ses formes. Cela étant, le récit, omniprésent dans toutes les sociétés, est en fin de compte une forme de discours parmi d’autres.

Il y a trois domaines en France où l’analyse du discours a fait des contributions qui méritent l’attention des narratologues. Le premier est la prise en compte du texte et du discours plutôt que la dichotomie histoire/discours qui domine la recherche en narratologie, classique aussi bien que postclassique. Le second consiste en un ré-examen de la paire saussurienne, langue et parole. Et le troisième concerne les relations entre texte et contexte.

Mais quelques mots, tout d’abord, sur l’histoire de l’analyse du discours telle que pratiquée en France, avant d’examiner ces questions de plus près. Les premières recherches remontent à la fin des années 1960, à l’époque du mouvement structuraliste et de la montée de la narratologie structurale. Adoptant une attitude critique vis-à-vis de la linguistique structurale saussurienne, la soi-disant science pilote des sciences sociales, les analystes de discours français n’ont pas participé au mouvement poststructuraliste dont Roland Barthes était le fer de lance, mais se concentraient, au début, sur un corpus de discours politiques. La préoccupation méthodologique principale consistait à conceptualiser et à modéliser les unités linguistiques au-delà de la phrase, une dimension d’analyse ouverte par la linguistique distributionnaliste américaine à partir des années 1950 mais qui n’était pas pleinement assimilée par la linguistique structurale française. Il s’avère qu’en France l’analyse du discours s’est orientée, dès ses origines, vers un trio qui continue à animer le domaine aujourd’hui : un ensemble de concepts et de pratiques analytiques venant de la pragmatique, des théories linguistiques de l’énonciation et de la linguistique textuelle. Bien que certains chercheurs, comme Jean-Michel Adam (cf. Pier 2011 : 351-56), aient commencé, dès le milieu des années 1970, à incorporer à la narratologie certains principes et pratiques provenant de l’analyse du récit, en France les analystes du discours n’étaient pas, dans l’ensemble, concernés par les questions de théorie narrative ou littéraire. C’est à partir des années 1990 que les changements se sont révélés avec des publications de Dominique Maingueneau, qui continue à travailler dans le domaine de la littérature et de l’analyse du discours aujourd’hui. Si les analystes de discours français ont tiré des leçons de la narratologie structurale, peu d’entre eux se considèrent comme narratologues. Il est donc important de ne pas confondre la contribution pionnière de Gérard Genette à la « narratologie discursive » (discourse narratology) et les prises de position adoptées par les analystes de discours français. En effet, ces derniers évoquent rarement « Discours du récit. Essai de méthode » de Genette, se référant plus souvent à ses travaux sur la transtextualité et la paratextualité. Ceci explique, en partie, pourquoi les travaux en analyse de discours française restent relativement inconnus parmi les narratologues ne connaissant pas le français.

C’est dans ce contexte que les trois domaines mentionnés plus haut peuvent maintenant être examinés de plus près.

Pourquoi les analystes du discours ont-ils choisi de donner la priorité au texte et au discours plutôt qu’à l’histoire et au discours ? Cette situation s’explique par trois raisons principales.

La première est que le terme « histoire » ne couvre qu’un nombre limité de types d’activités verbales ou de communication. Peut-on interpréter une démonstration logique, un ordre militaire ou la notice d’installation d’un logiciel comme des histoires ? Il est évident qu’il existe de nombreuses formes de discours qui ne peuvent être qualifiées d’histoires que de manière marginale, ou pas du tout, même s’il arrive que de tels discours puissent bel et bien être présents dans des récits sans être eux-mêmes des récits.

La deuxième raison du choix de texte et discours plutôt que d’histoire et discours est de nature plus conceptuelle et terminologique. C’est Tzvetan Todorov qui, dans son article important de 1966, « Les catégories du récit littéraires », a proposé la terminologie devenue monnaie courante de la narratologie classique et postclassique. La difficulté de la proposition de Todorov est le fait qu’elle superpose des principes provenant des modes d’énonciation en linguistique française (histoire, caractérisée par l’absence de l’énonciateur) et discours, où sa présence est marquée) respectivement au contenu narratif et au médium signifiant ; du même coup, cette paire remplace les principes formalistes de fabula et de sjužet. Et pour aller encore plus loin, la narratologie de langue anglaise considère les termes français et russes comme les équivalents respectifs de story et de plot, qui ont des sens bien différents. Ce mélange malheureux de concepts, où histoire, fabula et story, d’une part, et discours, sjužet et plot, d’autre part, sont présentés comme un système apparemment homogène, a parfois été diagnostiqué et révisé (voir par exemple Pier 2003). Il reste néanmoins répandu dans la recherche narrative.

Le passage de « histoire » à « texte » n’est pas une simple affaire de terminologie, mais permettra à éclairer une confusion conceptuelle. En épousant le modèle histoire/discours, les narratologues ont parfois ressenti le besoin d’ « exporter » les concepts et les principes narratologiques vers des disciplines et des formes d’expression où les modèles narratologiques risquent de ne pas produire les résultats les plus pertinents et fructueux. La conséquence a été la montée d’une sorte de « pan-narrativisme » dans lequel « histoire » et « discours » sont saisis pour servir dans des domaines qui dépassent leurs origines conceptuelles ou leur applicabilité méthodologique. Un auteur, par exemple, considère que la distinction histoire/discours forme une base de la recherche interdisciplinaire dans des domaines aussi divers que les études féministes ou les relations internationales (Dawson 2017). De telles dérives m’amène à me rallier pleinement aux observations de James Phelan concernant les risques de l’ « impérialisme narratologique » (Phelan 2005).

En prenant leur distance par rapport à cette situation, les analystes de discours français préfèrent parler du texte et du discours. Cette décision aboutit à un réaménagement significatif des concepts et des catégories. Pour l’analyste du discours, en effet, le texte se décompose en un texte-structure et un texte-produit. En linguistique textuelle, le texte-structure concerne les relations au-delà de la phrase et la cohésion microlinguistique (la « texture ») ainsi que la cohérence macrolinguistique (la « structure »). Ces dimensions sont présentes dans tous les types de texte, narratifs ou non, qu’ils soient verbaux ou sur d’autres types de support. Quant au texte-produit (à distinguer du texte-archive – en gros, le signifiant), celui-ci correspond à l’énoncé, c’est-à-dire la trace empirique, observable et descriptible, d’une activité discursive, que cette trace soit écrite, orale ou visuelle : la météo, un discours politique, une nouvelle, un film, voire un fragment non grammatical. D’ailleurs, le texte-produit n’est pas quelque chose qui tombe du ciel, mais le résultat d’un acte d’énonciation, définie par Émile Benveniste comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1974 [1970] : 80). À la lumière de cette définition, il est important de se rappeler qu’un acte d’énonciation doit être pensé co-énonciation, impliquant la participation de deux énonciateurs ou plus. En français, comme dans les autres langues européennes, l’interaction interpersonnelle dans le discours est analysée en s’appuyant sur des marqueurs linguistiques tels que les pronoms personnels ou les expressions déictiques comme « ici », « là », « maintenant », « alors ». En France, toute une école de linguistique énonciative a été élaborée autour de ces notions.

Le problème de l’énonciation est étroitement lié à un autre trait du langage qui était d’une grande importance pour la narratologie structurale et qui continue à exercer une influence dans la recherche actuelle, particulièrement dans sa forme vulgarisée : langue et parole. Dans la narratologie structurale, comme Gerald Prince l’a souligné, ces concepts sont souvent employés pour décrire la « langue narrative » en tant que « système de règles et de normes gouvernant la production et la compréhension de récits individuels », le récit individuel étant alors la « parole narrative » (Prince 2003 [1987] : 70). Mais il convient de rappeler que la formulation des concepts de langue et de parole par Saussure est déjà problématique et qu’ils ont fait l’objet de plusieurs observations et critiques. La langue, objet de l’étude linguistique, est le « système des signes » abstrait, un code gouverné par des règles et des contraintes qui sont externes de l’individu mais présents néanmoins dans l’esprit des membres de la communauté linguistique. La parole, par contre, est le matériau du langage, appelé parfois le message, et elle correspond à un acte individuel et momentané d’utilisation. Mais, de ce fait même, la parole, comme elle échappe aux règles de la langue, n’est pas l’objet de l’étude linguistique ; alors que Saussure décrivait la phrase comme un syntagme (groupe de mots ordonnés par des relations syntagmatiques et paradigmatiques), il l’a exclue simultanément de la langue, le système du langage, considérant la phrase comme une manifestation de la parole.

Il existe donc un décalage entre la langue et la parole, une situation qui a incité nombre de linguistes et de théoriciens de la littérature à proposer des révisions. Dans le présent contexte, il suffit de noter que Roland Barthes, dans son célèbre article intitulé « Introduction à l’analyse des récits », a postulé une relation d’« homologie », voire d’« identité », entre le langage et la littérature, affirmant que « structurellement, le récit participe de la phrase, sans jamais se réduire à une somme de phrases : le récit est une grande phrase, comme toute phrase constative est, d’une certaine manière, l’ébauche d’un petit récit » (Barthes 1966 : 4). Cette relation d’homologie entre récit et phrase, à partir de laquelle Barthes fait appel à une « translinguistique » – une linguistique au-delà de la phrase – va dans le sens de l’analyse du discours, mais c’est un appel qui reste insuffisant pour une telle analyse. En effet, la proposition de Barthes ne distingue pas entre la phrase (une construction grammaticale) et l’énoncé, le résultat d’un acte d’énonciation. Différentes tentatives ont été entreprises dans les années 1970 et 80 dans le but de remédier à cette situation ambivalente, notamment en faisant appel à la grammaire-transformationnelle de Naom Chomsky et ses notions de compétence et de performance à la place de langue et de parole, afin d’élaborer des grammaires textuelles et des grammaires narratives. Mais ces tentatives ont cédé, par la suite, à la linguistique textuelle, un des piliers de l’analyse du discours française.

L’approche de la problématique de la paire langue/parole adoptée par les chercheurs en question repose sur un principe bien différent de celui retenu par la narratologie structurale : les genres du discours de Mixail Baxtin. Les genres du discours, présents dans toutes les sphères de la communication humaine, sont définis comme des « type[s] d’énoncé donné, relativement stable[s] du point de vue thématique, compositionnel et stylistique » (Baxtin 1979 [1952-53] : 269). Ne correspondant ni à la langue ni à la parole, les genres du discours, qui sont à la fois conventionnels et normatifs, sont de nature pragmatique, jouant donc un rôle crucial dans la mesure où ils servent d’interface entre les deux aspects du langage identifiés par Saussure. Selon Baxtin, c’est grâce aux genres du discours que la communication existe. Il faut noter, d’ailleurs, que les genres du discours ne sont pas limités aux genres littéraires (épopée, drame et lyrique) et leurs sous genres, puisqu’en tant que phénomènes sociolinguistiques, ils existent sous des contours innombrables et dans tous les domaines sociaux, suivant des formes primaires ou simples (les échanges spontanés de la vie quotidienne), des formes secondaires ou complexes (études scientifiques, œuvres littéraires, etc.) ou encore dans l’interaction riche entre les formes primaires et secondaires. Il existe au sein des différentes sphères sociales des fonctions spécifiques (économiques, scientifiques, littéraires, etc.) qui, conjointement avec certaines conditions particulières à chaque sphère, concourent aux différents genres (analyse du marché boursier, traité scientifique, etc., mais aussi le sonnet, la nouvelle, l’essai, etc.). Au fondement du principe de genre du discours se trouve la notion de vyskazyvanie, à peu près l’équivalent de l’énoncé, le produit de l’acte d’énonciation. La caractéristique déterminante de l’énoncé bakhtinien comme unité de communication verbale, le distinguant de manière nette des unités grammaticales du langage (éléments lexicaux, structures syntaxiques, phrases, etc.), se trouve dans le changement de locuteurs. Dans une séquence d’énoncés, le changement de locuteurs est significatif pour de nombreuses raisons. Le point principal est que les unités du langage, telles qu’elles sont présentées dans les schémas de linguistique générale, ne communiquent rien : la phrase, une unité grammaticale, est construite par le locuteur individuel, mais elle n’est dirigée vers personne et ne suscite la réponse de personne. Du point de vue de Saussure (qui n’est pas un cas isolé sur ce point), la communication consiste en un processus neutre d’ « encodage » du message par le destinateur neutre qui est ensuite « décodé » par le destinataire passif – un système qui fait penser à la transmission des télégrammes. Les énoncés, par contre, comme ils sont définis par le changement de locuteurs dans le processus d’échanges verbaux, fonctionnent d’une autre manière : l’énoncé, contrairement à la phrase, suscite une attitude responsive active du côté de l’interlocuteur, et en faisant ainsi il constitue l’étape préparatoire à la réplique à venir. L’exemple le plus évident de ce processus se trouve bien évidemment dans le dialogue, où les interlocuteurs changent de rôle dans la chaîne de communication. Mais pour Baxtin la dimension dialogale du langage, ou le « dialogisme », pénètre dans tous les aspects de la communication ; elle est présente même dans des monologues intérieurs et dans d’autres formes de discours mental.

Il se pose maintenant la question suivante : pourquoi les genres du discours bakhtiniens, une reconfiguration de la distinction saussurienne entre langue et parole, sont-ils importants pour le narratologue ? Dans un premier temps, les genres du discours introduisent au sein de l’étude du langage un ensemble de principes d’ordre pragmatique, mettant en relief des processus qui sont plus proches du discours comme acte de communication que, par exemple, le système sous-jacent de signes qui constitue la langue saussurienne. Ensuite, les genres du discours, qui couvrent un spectre large, prennent forme dans un espace sociodiscursif et comprennent de nombreuses manifestations de discours – narratifs et non narratifs, littéraires et non littéraires, etc. De cette manière, les genres du discours rejoignent la distinction texte/ discours, puisque contrairement aux théories narratologiques qui reposent sur le couple histoire/discours, ils ne sont pas liés seulement aux récits : les genres du discours sont présents dans la dimension compositionnelle des récits, bien sûr, mais aussi dans celle de documents juridiques et commerciaux, de comptes rendus techniques et bien plus encore. C’est la raison pour laquelle ils ont un rôle crucial dans la linguistique textuelle (cf. Adam 2011 [1999]). Enfin, les propriétés énonciatives du discours, telles qu’elles sont analysées par Benveniste, complètent la notion bakhtinienne d’énonciation. En effet, des traits formels comme l’emploi des pronoms et des expressions déictiques peuvent signaler le changement d’interlocuteurs dans la chaîne des énoncés.

Pour la dernière étape de mon enquête sur les relations entre l’analyse de discours telle que pratiquée en France et la narratologie, j’aimerais maintenant examiner ce que Dominique Maingueneau appelle la scène d’énonciation. Ce concept réunit un ensemble de principes qui mettent en cause la division entre le texte et le contexte. Maingueneau souligne que la scène d’énonciation se distingue de la « situation d’énonciation », qui est un terme linguistique, et de la « situation de communication », qui a trait aux conceptions sociologiques du langage. Les deux approches portent un regard sur l’activité verbale « de l’extérieur », l’une se focalisant sur l’environnement physique ou social, par exemple, l’autre sur le statut social des interlocuteurs ou sur les circonstances de la publication d’un livre. Quant au mot « scène » dans l’expression scène d’énonciation, il porte manifestement une métaphore : il met l’accent sur l’idée que l’acte d’énonciation, la parole, est une « mise en scène » qui se réalise sous la forme d’un processus auto-constituant ayant lieu à l’intérieur d’un espace discursif déterminé. En adoptant la métaphore théâtrale de scène d’énonciation, Maingueneau cherche à entrer dans le discours « de l’intérieur ».

Le système mis en avant par Maingueneau se décompose en trois scènes, toutes marquées par leur caractère pragmatique.

La première est la scène globale. Cette catégorie correspond plus ou moins au type de texte ou au type de discours. Le fait de reconnaître un livre comme une fiction littéraire, un recueil d’études historiques ou un traité consacré à la physique nucléaire déclenche différents types de présuppositions chez le lecteur.

Pourtant la scène globale, ou type, agit en collaboration étroite avec la scène générique, dérivée en grande partie des genres du discours bakhtiniens. C’est à ce niveau que les conditions sociohistoriques de l’énonciation pour chaque genre entrent en jeu. Ceci concerne par exemple la finalité d’un genre donné (le but d’un mémoire dans le cadre scolaire n’est pas celui d’une émission-débat télévisée diffusée tard dans la soirée, ni celui d’un éditorial destiné à un public de telle ou telle orientation politique), mais aussi les ressources linguistiques et stylistiques employées (les choix lexicaux propres aux documents administratifs par rapport à ceux de la presse populaire) ainsi que le support matériel (l’Internet a donné lieu à des genres nouveaux comme le blog, le chat ou le forum).

Enfin, pour rendre compte de la singularité du discours individuel, Maingueneau introduit la notion de scénographie. Ce terme, qui désigne normalement l’aménagement de la scène au théâtre, renvoie ici à la condition qui rend le discours possible ainsi qu’au produit de ce discours ; en outre, il ajoute à la théâtralité de la scène (le cadre de l’occurrence du discours) la dimension de la –graphie (le processus de son occurrence). La scénographie, située en amont et en aval de l’œuvre, n’est pas à considérer comme le simple échafaudage des contenus, mais comme le véritable « pivot d’énonciation » du discours (Maingueneau 2004 : 192 et 201). « Énoncer, dit Maingueneau, ce n’est pas seulement activer les normes d’une institution de parole préalable, c’est construire sur cette base une mise en scène singulière de l’énonciation : une scénographie. […] La notion de scénographie s’appuie sur l’idée que l’énonciateur aménage à travers son énonciation la situation à partir de laquelle il prétend énoncer » (Maingueneau 2014 : 129). De règle générale – et ceci de façon plus emphatique dans les œuvres littéraires – il surgit une tension signifiante entre la scénographie d’un discours et sa scène générique.

Comme exemple de la scène d’énonciation et de la relation entre la scène générique et la scénographie, considérons un des premiers romans anglais, Pamela ; ou la vertu récompensée (1740) de Samuel Richardson. Ce roman, publié comme une série de lettres écrites par l’héroïne, une jeune domestique, à ses parents dans le but d’illustrer comment les femmes bien élevées de la classe ouvrière dans l’Angleterre du XVIIIe siècle devraient résister aux desseins de leurs maîtres malfaisants, est conforme au genre épistolaire. Mais du même coup, la scénographie du livre développe une situation dramatique dans laquelle l’expérience de la protagoniste ne passe pas par le filtre des interventions moralisatrices d’une voix narrative ; en effet, le lecteur est le témoin des incidents, comme si ces incidents se déroulaient sur la scène. En outre, le but didactique avoué des lettres est évincé progressivement alors que la résistance morale de l’héroïne culmine avec la conversion de Monsieur B., son supérieur social, à des habitudes plus nobles et, finalement, avec l’ascension sociale de Pamela grâce au mariage. Les tensions entre la forme épistolaire du roman de Richardson et la scénographie de la parole énoncée sont donc inséparables du contexte sociohistorique dans lequel l’œuvre a paru. Du point de vue de l’analyse discursive, Pamela est représentatif du fait que le texte comme discours n’est pas une structure formelle à laquelle il suffit d’ajouter des faits et des circonstances contextuels externes, mais plutôt une œuvre au cours de laquelle le contexte se constitue.

Bibliographie

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Baxtin, Mixail M. (1979 [1952–53]), « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, Alfreda Aucouturier (trad.), Préface de Tzvetan Todorov, Paris, Gallimard, p. 263-308.

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Todorov, Tzvetan (1966), « Les catégories du récit littéraire », Communications 8 : 125-51.

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John Pier

Ph.D. (New York University, 1983) et Habilitation à diriger des recherches (Besançon, 1987) est professeur d’anglais émérite à l’Université de Tours, où il a enseigné les littératures anglophones des XIXe et XXe siècles. Membre statutaire du Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS) à Paris, il co-dirige au sein de ce centre le séminaire « Recherches contemporaines en narratologie » depuis 2003. Ses travaux portent sur l’approche transdisciplinaire de la théorie du récit, s’appuyant sur la sémiotique, la théorie de la complexité, l’intertextualité, l’intermédialité et l’analyse du discours. Co-rédacteur de la collection Narratologia chez De Gruyter, il est aussi co-fondateur (en 2009) de l’European Narratology Network (ENN), dont il fut président de 2013 à 2015. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et chapitres de livre et directeur ou co-directeur de plus de quinze ouvrages collectifs, dont Théorie du récit. L’apport de la recherche allemande (2007), Handbook of Narratology (2e éd. 2014), Emerging Vectors of Narratology (2017), Le formalisme russe cent ans après (2018), Jan Mukařovský. Écrits 1928-1946 (2018) et Contemporary French and Francophone Narratology (à paraître).

[1] Pour un recueil d’essais par des représentants de premier plan de la narratologie postclassique traduits en français, voir Patron, dir. (2018).