Rythme de composition et théorie de la traduction narrative : deux pistes pour un dialogue franco-russe sur le récit de fiction
Liudmila V. Comuzzi (Balachov)
Rythme de composition et théorie de la traduction narrative :
deux pistes pour un dialogue franco-russe sur le récit de fiction
Abstract : Le structuralisme soviétique et français ont eu l’occasion d’établir un dialogue dans les années 1960 lorsque le groupe de Julia Kristeva a assisté aux séminaires de l’école sémiotique de Moscou-Tartu et que des traductions des travaux de Lotman et ses collègues ont été publiés dans la revue Tel Quel. Pourtant, la collaboration n’a pas duré à cause des contradictions idéologiques et politiques entre les deux écoles. La première journée d’étude franco-russe sur le transfert narratologique a la possibilité de faire revivre ce dialogue. Cet article propose deux vecteurs possibles pour favoriser un transfert d’idées. Le premier pourrait se démarquer de la poétique traditionnelle de la composition pour adopter le rythme considéré comme une loi universelle du discours littéraire. Une deuxième perspective consiste à tourner vers une théorie narrative de la traduction, un dérivé de la narratologie postclassique.
Mots-clés : rythme narratif, théorie narrative de la traduction, point de vue, focalisation
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La théorie moderne de la narration a été façonnée très activement par P. Lubbock (Grande Bretagne), K. Friedemann, H. Müller et E. Lämmert (Allemagne), F. Stanzel (Autriche), J. Mukařovský and L. Doležel (Tchécoslovaquie), sans oublier W. Booth (États-Unis). Cependant, ce sont des spécialistes russes et français qui apportèrent ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme les piliers fondamentaux de la narratologie, à savoir le formalisme et la sémiologie. C’est pourquoi le nouveau séminaire franco-russe est une étape logique vers une reprise du dialogue entamé il y a cinquante ans. À l’époque, dans les années 60, les travaux de l’école de sémiotique Moscou-Tartu furent traduits pour la revue Tel Quel de Julia Kristeva. En retour, Kristeva elle-même ainsi que certains membres de son groupe prirent part aux séminaires de Iouri Lotman sur les systèmes sémiotiques, organisés dans le village de Kyaerikku, près de Tartu en Estonie, où Kristeva se rendit en 1969 (Landolt 2012: 121). Toutefois, contrairement à « l’effet Bakhtine » qui se forma immédiatement et contribua à lancer ce qui devait devenir en France le champ d’étude dit « intertextualité », un « effet Lotman » de même nature envers la théorie de la sémiose tarda quelques trente années à se manifester, car des messages idéologiques divergents provenant des deux écoles constituèrent un sérieux obstacle aux échanges savants.
Les raisons de cette malheureuse rupture du dialogue sont clairement expliquées par Landolt (2012). Kristeva attribua à la sémiotique soviétique un caractère marxiste injustifié. Pour Kristeva, qui s’identifiait à la plate-forme marxiste-maoïste, « la politique » était le fondement de toute argumentation. Les membres de l’école de Moscou-Tartu, en revanche, trouvèrent dans les principes objectifs de la cybernétique l’occasion de se libérer du contrôle de l’idéologie marxiste.
Les fondements théoriques des deux écoles divergeaient également. L’approche de Kristeva était une métathéorie de la sémiologie établie selon le modèle psychanalytique de Freud et Lacan, tandis que Lotman, en digne héritier des études littéraires classiques, utilisait la sémiotique comme méthode d’étude des textes considérés dans leur évolution historique dynamique. Kristeva s’engagea dans la déconstruction du texte (ou phénotexte) afin de mettre au jour ses racines subjectives et sociales (ou génotexte). Pour ne rien arranger, G. A. Levinton, dans ses conférences et actes de colloques, l’accusa d’ « emprunter l’idée d’intertextualité à K. F. Taranovskij et le terme lui-même à Lotman », qui avait introduit avant elle le concept de « connexions intertextuelles » (Levinton 2016; voir aussi Overina et Stepanov 2016). Le structuralisme de Lotman semble avoir remporté cette confrontation, au moins en Russie où il existe sous des formes différentes.
La portée du séminaire ne se situe évidemment pas dans le seul contexte d’une dissonance idéologique passée qui attend toujours de se résoudre, mais aussi dans le contexte général des études narratologiques d’aujourd’hui. En Russie la discipline s’est essentiellement affinée au sein du paradigme classique de communication, tandis qu’en Occident elle prit une forme postclassique et étendit sa méthodologie à des disciplines diverses dont certaines n’ont aucun rapport avec les études littéraires.
L’expansion des études narratologiques en Occident fut si fulgurante et spectaculaire que certains spécialistes commencent à se demander s’il est opportun de la poursuivre. John Pier et Philippe Roussin, par exemple, ont proposé aux participants du troisième colloque de l’ENN de discuter de la question des « vecteurs de la narratologie » et de se demander s’il valait mieux propulser de nouvelles diversifications ou au contraire retourner à un travail de consolidation (ENN3 ; voir aussi Hansen et alii, éd., 2017 et Pier 2012/2014). Le cinquième colloque de l’ENN à Prague s’est encore plus résolument centré sur l’idée de repenser les racines structurelles de la narratologie et le concept même de « structure ». Au regard de ce récent retour de la narratologie à ses origines, le fait que les études russes dans le domaine demeurent relativement intouchées par les effets du postclassicisme apparaît plus comme un avantage que comme un inconvénient.
Un nouvel échange d’idées franco-russe sur la question du récit et de la narratologie permet d’exploiter les aspects avantageux, et de la perspective classique, et de perspectives plus novatrices. Une piste possible me paraît être que l’échange d’idées devrait commencer par reconsidérer le potentiel d’une poétique de la composition. Explorer ici le rythme narratif me paraît être une perspective sous-estimée mais prometteuse. Au sens général du terme, le « rythme » représente une loi universelle d’harmonie dans la nature et dans le discours humain, harmonie dont les récits sont une variante. Une deuxième piste consisterait à se tourner vers une théorie narrative de la traduction, qui est une des nombreuses ramifications de la narratologie postclassique.
Commençons par quelques réflexions sur le rythme et son rôle dans la structure compositionnelle du récit.
La notion de composition en tant que phénomène relatif au discours, qui présente une structure particulière et symétrique, régulée par des schémas rythmiques constitutifs, a été mise en avant par les formalistes russes et leurs proches. B. Éjxenbaum, B. V. Tomaševskij, V. M. Żirmunskij, etc. ainsi que S. Éjzenštejn ont étudié le rythme du texte (“texte” ici au sens sémiotique du terme) en tant que modèle structuré régulant la thématique, l’intrigue et les processus psychiques (archétypes et émotions) au sein d’une œuvre d’art. Vyačeslav Ivanov, dans Œuvres sélectionnées sur la sémiotique et l’histoire de la culture (1998), remarque qu’Éjzenštejn a vu les structures artistiques comme des manifestations spécifiques des lois de la biomécanique et de la dynamique, de la nature et du cosmos, donc identifiables à certains modèles géométriques, à savoir le nombre d’or et la spirale logarithmique. Ces structures ont été envisagées de la même manière par le mathématicien allemand H. Veil (1968) et, avant lui, par Platon, Pythagore, Kepler et d’autres penseurs du passé. Les savants d’aujourd’hui trouvent des schémas rythmiques dans toutes sortes de phénomènes tels que les fluctuations cycliques de l’économie, des naissances et décès, des variations climatiques, des populations animales, des taux de change monétaires et de bien d’autres aspects de la vie.
Andrej Belyi (1929) a travaillé sur la dialectique liant une métrique rigide et le rythme fluide et dynamique de la poésie. L. Vygotskij, dans Psychologie de l’art (2005 [1965]), a interprété la dichotomie régissant la composition comme une relation inextricable entre la « physiologie » (ou dynamique vitale de l’intrigue) et l’ « anatomie » (la trame ou « squelette » d’une histoire). Jugeant comme symptomatique la nouvelle « Respiration légère », de I. Bunin, Vygotskij a analysé avec brio la dynamique primaire de l’imagination artistique qui transforme « la boue de la vie » (l’histoire affreusement banale d’une pauvre fille) en un « vin » cristallisé dans une structure d’intrigue qui évoque la catharsis, ou excitation esthétique et émotionnelle. (Vygotskij 2005 [1965]).
Dans leur ensemble, les conceptions ayant émergé en réaction aux études formalistes ont fourni un socle théorique solide pour la compréhension du rythme non comme simple régularité formelle, mais comme partie intégrante du capital de création de sens que porte une œuvre d’art. Leurs arguments clés ont été développés plus avant par les études littéraires structuralistes soviétiques. Dans la théorie du texte de Iouri Lotman, par exemple, le rythme se démarque comme fondement structurel de la poésie :
La rythmicité de la poésie est la répétition cyclique de différents éléments occupant des situations identiques, visant à rendre égaux des éléments qui ne le sont pas, ou à révéler la similitude dans la différence, ou encore la répétition à l’identique dans le but d’[…] établir des différences dans la similitude. Le rythme c’est l’élément qui discrimine le sens dans la poésie. (Lotman 1976 [1972] : 41)
D’une telle régularité découle la dynamique du sens dans des éléments similaires ou contrastés, à chaque fois qu’ils apparaissent dans un contexte nouveau. Dans la structure de composition, la répétition produit un degré de proportion, une loi normative gouvernant sa dynamique. Cette loi détermine le programme d’attentes dans l’esprit des lecteurs et fait naître un sentiment d’échec cognitif si les attentes sont déçues. Ce raisonnement de Lotman s’accorde bien aux principes cognitifs de la perception narrative.
Comme phénomène du discours, le rythme est plus tard devenu le sujet de nombreuses études linguistiques. Même si elles sont très diverses, toutes les définitions linguistiques du rythme reposent sur les principes de répétition et d’harmonie bien établis depuis l’Antiquité. On peut les résumer comme suit : le rythme est un schéma cohérent qui règle les activités physiologiques, émotionnelles, cognitives et discursives fixées dans une alternance de structures textuelles à différents niveaux de leur hiérarchie.
Les linguistes, cependant, tendent à se concentrer sur les schémas syllabiques du rythme prosodique en laissant de côté les segments de discours plus longs tels que les paragraphes ou blocs compositionnels. Ce parti-pris peut déconcerter au regard de la conception psychologique de l’art présentée par Vygotskij, selon laquelle l’art révèle comment les processus mentaux dynamiques impliqués dans l’écriture d’une histoire sont cristallisés dans les schémas compositionnels de cette œuvre. On peut illustrer ce type de transformation par l’exemple biologique de la croissance d’une plante, processus par lequel les rythmes naturels de la germination et de la pousse culminent en une structure relativement stable : fleur ou arbre.
Les spécialistes de narratologie, quant à eux, ne s’intéressent guère au rythme. Mieke Bal, qui établit un lien entre rythme et tempo de narration, fait figure d’exception (Bal 1997 [1985] : 99-111). Cette négligence surprend d’autant plus que des catégories narratives de différents niveaux ne demandent qu’à jouer le rôle de composantes du rythme narratif. Le point de vue, par exemple, est tout à fait recevable à cette fonction. Au niveau formel du texte, cette catégorie trouve son expression dans les limites des paragraphes ou d’unités de texte supra-phrastiques, par quoi nous entendons les éléments syntactiques, plus longs que des phrases, qui servent de blocs supportant la structure architectonique de la composition. La complexe sémantique du point de vue, comme le suggère le modèle linguo-sémiotique de Uspenskij, est enchâssée dans une liste de moyens référentiels (lexicaux et phraséologiques) relatifs à ses quatre niveaux (Uspenskij 1973 [1970]. Grâce à l’interprétation par Roger Fowler du modèle d’Uspenskij, ceci est maintenant connu, dans le discours théorique anglophone sur la narration, sous le nom de « modèle Fowler-Uspenskij » (Fowler 1996 [1973]).
Pour représenter grossièrement comment fonctionne le rythme des différents points de vue dans un récit, je ne prendrai ici qu’un seul de ses niveaux : celui de la temporalité. Ce niveau se situe dans les schémas d’alternance d’unités supra-phrastiques en tant que représentations des variations du temps et du tempo d’une histoire, en relation avec des marqueurs textuels tels que les temps verbaux, les indicateurs temporels de phrases, les prépositions de temps, etc.
Comme exemple d’application, prenons la nouvelle de James Joyce « A Painful Case » (« Un cas douloureux »), représentative du principe esthétique du rythme de la beauté chez cet auteur. Vu sous l’angle de la temporalité, le texte de la nouvelle révèle un schéma parfait, et dynamiquement équilibré, de symétrie en miroir.
En effet, le texte donne l’impression d’être divisé en deux, chaque moitié comportant quatre pages, par un changement dans le rythme et le tempo de la narration : accélération dans la première moitié, ralentissement dans la seconde. La rapidité de la première partie est obtenue par la fréquence : répétition de séries d’événements représentatifs de la routine quotidienne du protagoniste. La deuxième moitié est faite de répétitions d’un seul et unique événement, celui qui fonde l’intrigue. C’est de la perspective extérieure d’une voix narratrice ironique que s’opère le retour rapide sur le mode de vie du personnage, tandis que l’événement central, le suicide de Mrs. Sinico, est transmis par le prisme du point de vue du protagoniste.
Le premier narrateur recourt surtout à la fréquence et au résumé d’événements routiniers pour créer une vision d’ensemble du passé du protagoniste, tandis que la seconde voix narratrice, afin de tirer cette vision vers une conclusion, plonge dans la vie intérieure de Mr. Duffy et met en place un gros-plan temporel au moyen de ralentissements, de pauses et de retours en arrière réguliers vers le décès de Mrs. Sinico.
Dans la première partie de « l’histoire sans aventure » de Mr. Duffy, la régularité syntaxique est d’une rigueur de fer. « Il arrivait tous les matins de Chapelizod par le tram. À midi il se rendait chez Dan Burke pour déjeuner. […] On le libérait à quatre heures. » (Joyce 1982 [1914] : 201). L’événement qui brise à la fois cette routine et la régularité syntactique rigoureuse est une rencontre de hasard avec Mrs. Sinico. Et cet unique événement est déroulé immédiatement en une série de petits épisodes résumés, décrivant chacun une nouvelle étape revigorante dans la vie de Mr. Duffy et débouchant sur une routine d’une autre nature. « Ce fut la première d’une longue suite de rencontres ; […] Il allait souvent la voir dans sa petite maison à l’extérieur de Dublin » (ibid. : 203-4). Cette nouvelle phase, cependant, « teinta d’émotions sa vie mentale », ce que Mr. Duffy trouve dérangeant, si bien qu’il rompt avec Mrs. Sinico afin de retourner à ses habitudes monastiques.
La rupture du fil temporel du passé au « ici et maintenant » de l’histoire est occasionnée par un fait divers sèchement annoncé dans un journal : « Mort d’une femme » dans un accident de train. Le compte-rendu choque Mr. Duffy, qui à partir de ce moment devient le maître de la narration en déployant son monologue intérieur. Un monologue marqué par des temps verbaux du passé, indicateurs de retours en arrière : « Tout le récit de sa mort le révoltait, comme le révoltait l’idée de lui avoir jamais parlé de ce qu’il tenait pour sacré. » (ibid. : 207). Des rétrospections récurrentes concernant la défunte Mrs. Sinico génèrent le rythme des fluctuations de son point de vue selon le schéma : « maintenant (la scène appartenant à l’action) / alors (l’image de son amie-amante morte) ». L’oscillation entre passé et présent conduit au moment de compréhension visionnaire (ou épiphanie) qui se termine en stupeur (une mort spirituelle). La syntaxe de l’épiphanie, hésitante, intermittente, signale indirectement la dépersonnalisation du protagoniste, et à ce point la souffrance de la crise est réduite au silence par l’indifférence : « Il fit halte sous un arbre et laissa le rythme mourir un peu. […] Il attendit quelques minutes, à l’écoute. Il ne pouvait rien entendre : la nuit était parfaitement silencieuse. Il écouta de nouveau : parfaitement silencieuse. Il sentit qu’il était seul. » (ibid. : 209-10).
La corrélation entre métrique et rythme, dans « Un cas douloureux », est unique, mais en même temps elle fait écho au schéma métrico-rythmique du reste de Dublinois, dont la composition tout entière se structure autour de l’opposition thématique vie/mort.
La deuxième orientation possible pour une reprise du dialogue franco-russe ne trouve pas meilleur intitulé que théorie de la traduction narrative. Les lignes de raisonnement entre récit et traduction sont indiscutablement pertinentes pour le transfert d’idées, non seulement au regard du récit et de la théorie narrative, mais aussi au regard de l’état critique dans lequel se trouve le monde d’aujourd’hui dans son ensemble.
Nul besoin de souligner la signification de la traduction en matière de collaboration scientifique. Mais dans le cas des études de narratologie, le manque de traductions vers le russe de travaux publiés par des spécialistes occidentaux de narratologie tels que D. Herman, M. Fludernik, M.-L. Ryan et beaucoup d’autres est l’une des raisons de l’isolement des études narratologiques dans la Russie d’aujourd’hui. Cette absence de traductions n’est pas attribuable à l’indigence des budgets universitaires : pour joindre les deux bouts dans le présent contexte économique, la Russie a opté pour une approche spécifiquement technique et professionnelle de la traduction. Un département de traduction qui serait tenté de former des étudiants à la traduction en narratologie paraîtrait à tous relever de la science-fiction plutôt que d’une réalité possible.
De manière générale, la haute pertinence des études en traduction ne se limite pas à la théorie narrative. Dans une ère de migrations massives, de conflits militaires et de mondialisation, le concept même de « traduction » (du Latin translatio : transférer d’un endroit à l’autre) a vu sa signification s’étendre et passer des sphères officielles et littéraires vers la vie quotidienne des gens ordinaires.
Salman Rushdie a exprimé cette extension de sens à travers une puissante métaphore : “Having been borne across the world, we are translated men” (Rushdie 1994 : 17). De fait, des millions de personnes qui, pour une raison ou pour une autre, traversent les frontières de leur pays natal et s’adaptent à d’autres cultures sont « translatées à l’autre bout du monde ». Les études culturelles postcoloniales, s’inspirant de la métaphore de Rushdie et du concept lotmanien de traduction en tant que mécanisme culturel, ont opéré un véritable « virage de traduction » au sein des humanités (Arduini et Nergaard 2011). Dans la théorie sociale de la traduction, la traduction en tant qu’activité « qui transporte à travers le monde » est devenue un problème d’une actualité brûlante pour les réfugiés et les migrants. En même temps, les sociologues s’emparent du récit dans le sillage de Jérôme Brunner (1991) et de sa conception « constructiviste du récit » en tant qu’ « outil de construction de la réalité ». La monographie de Mona Baker, Translation and Conflict (2006), a joué un rôle décisif dans l’application de la théorie narrative afin de mettre en lumière l’impact de la traduction et des traducteurs dans le monde réel. Sans aucun doute, le champ des applications sociales possibles de la théorie de la traduction narrative n’a pas de limites : réseaux sociaux, mass médias, littérature, cinéma, théâtre, étude des guerres et conflits, etc.
Les premiers arguments convaincants incitant à intégrer la narratologie dans la théorie de la traduction littéraire ont été produits par les essais de Théo Hermans et Giuliana Schiavi, tous deux publiés en 1996. Hermans (1996, 2014) a établi un certain nombre de modes d’analyse de « la voix du traducteur » dans les textes littéraires, et Schiavi a montré comment la voix du traducteur transforme le modèle de la communication narrative traditionnelle proposé par Seymour Chatman dans Story and Discourse (1978). Partant d’une analogie avec la notion d’ « auteur implicite » développée par Wayne Booth, elle a forgé celle de traducteur implicite : c’est une construction théorique qui peut se comprendre à la fois comme la perception, par le lecteur, de la présence du traducteur, et comme l’interprétation du texte source par le traducteur.
D’autres théoriciens s’appuient sur des agents narratifs pour analyser les variations de langage en traduction. La recherche de Charlotte Bosseaux (2007) sur les formes textuelles du point de vue dans les traductions françaises des romans de Virginia Woolf est tout à fait remarquable à cet égard. Elle soutient que même si la traduction n’altère normalement pas la structure du point de vue dans un récit, certaines modifications microstructurales se produisent inévitablement, en particulier lorsque l’on traduit le discours indirect libre. Si de telles micro-variations ne sont pas trop nombreuses, la macrostructure de la composition est préservée. Cependant, si le traducteur y recourt régulièrement, leur accumulation peut conduire à une perception altérée du monde narré. Comme le fait remarquer Bosseaux (2007 : 35), la traduction peut modifier la « sensation » du texte. Ayant analysé trois traductions en français de To The Lighthouse, elle aboutit à la conclusion qu’au moins l’une d’entre elles modifie la sensation produite par la technique originelle et moderniste du flux de conscience car le discours du traducteur établit des frontières plus distinctes entre point du vue de la voix narratrice et point de vue de la protagoniste (ibid. : 167).
Regardons un passage de Mrs Dalloway de Virginia Woolf pour comprendre comment « la sensation » se trouve modifiée dans la traduction en russe.
Clarissa guessed; Clarissa knew of course; she had seen something white, magical, circular, in the footman’s hand, a disc inscribed with a name, – the Queen’s, the Prince of Wales’s, the Prime Minister’s? – which, by force of its own lustre, burnt its way through (Clarissa saw the car diminishing, disappearing), to blaze among candelabras, glittering stars, breasts stiff with oak leaves, Hugh Whitbread and all his colleagues, the gentlemen of England, that night in Buckingham Palace. And Clarissa, too, gave a party. She stiffened a little; so she would stand at the top of her stairs. (Woolf 2003 [1925]: 13)
И Кларисса догадалась; Кларисса все поняла; она разглядела что-то белое, волшебное, круглое в руке у шофера, диск, с оттиснутым именем – королевы, премьер-министра, принца Уэльского? – прожигающим путь себе собственным блеском (автомобиль делался меньше, меньше, скрывался у Клариссы из глаз), чтоб затмевать сверкание люстр, и звезд, и дубовых листьев, и прочего, и Хью Уитбреда, и цвет английского общества – нынче вечером в Букингемском дворце. И у самой Клариссы тоже сегодня прием. Лицо ее чуть напряглось. Да, она будет сегодня встречать гостей, стоя на верху лестницы. (Вулф 2004: 39)
Le passage décrit une scène, devant la boutique, où Clarissa est témoin d’un incident mineur relatif à l’automobile royale. La traduction d’Elena Surit rend très efficacement le fonctionnement de l’esprit d’association chez Clarissa même si certains de ses manipulations du code linguistique provoquent de légères déviations de la perspective établie comme celle du personnage. Examinons deux exemples.
Dans la traduction russe, les objets qui surgissent dans l’esprit de Clarissa alors qu’elle voit le laisser-passer du chauffeur royal sont connectés par la conjonction de coordination « u » (« and »), ce qui rend leur énumération plus logique et mieux consolidée. La traductrice détache également la dernière proposition par l’usage d’un tiret : « сверкание люстр, и звезд, и дубовых листьев, и прочего, и Хью Уитбреда, и цвет английского общества – нынче вечером. » Or, dans un passage moderniste de discours indirect libre, la combinaison asyndétique d’objets variés remplit une fonction spéciale : elle sert à rendre la nature incontrôlée et illogique de la pensée. Dans le texte original, l’asyndète soutient également, de manière indirecte, ce qui est implicitement suggéré comme étant les valeurs de Clarissa, à savoir ici son adoration de tous les attributs de la monarchie. En lissant cette suggestion implicite, la traductrice entre dans le jeu de la communication narrative, probablement à cause de l’idée qu’elle se fait de la « bonne littérature ».
La dernière phrase du paragraphe : « She stiffened a little; so she would stand at the top of her stairs », est divisée en deux, et l’adverbe « so » est traduit par l’affirmation « Да ». Cette division provoque un certain relâchement de l’intégrité du flux de pensées et modifie également l’objet d’attention de la perception, en neutralisant la posture ironique d’origine. Chez Woolf l’expression marque une ironie dans la voix narratrice, une ironie qui n’apparaît pas lorsque la protagoniste est également focalisatrice. « Да, она будет встречать гостей » sonne comme une confirmation sérieuse de la vision de Clarissa concernant la réception qu’elle va donner. Si nous optons pour une formulation un peu plus proche de l’original : « Она немного выпрямилась; вот так она будет стоять наверху лестницы », l’effet ironique, voulu par la voix narratrice, de la vanité féminine de Clarissa, demeure.
Il est évident qu’un fragment aussi court ne peut être pris à lui seul pour un argument conclusif. Mais il illustre le changement de perspective qu’adopteront peut-être les études qui s’intéressent à l’asymétrie entre récit traduit et récit source.
En résumé, l’échange franco-russe en matière d’études narratologiques peut emprunter deux voies : l’une est classique, elle suit la théorie linguo-poétique du rythme compositionnel, et l’autre expose la théorie postclassique de traduction narrative. Ces deux paradigmes, aussi différents soient-ils dans leurs principes et dans leurs origines culturelles et nationales, paraissent dignes d’attention, car grâce à leurs fondements universels ils assurent le principe d’intégration entre notre culture nationale et notre culture de recherche.
Traduit de l’anglais par Nelly Valtat Comet
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Liudmila V. Comuzzi
Candidate en sciences philologiques en langues germaniques (Université Pédagogique Lénine de Moscou, 1993), Docteur ès philologie en théorie de la langue (Université de Saratov, 2009). Chef du Département d’anglais de l’Institut Pédagogique de Balashov jusqu’en septembre 2018, où elle a enseigné notamment la stylistique et le langage des médias anglophones. Actuellement professeur au Département des langues étrangères de l’Université de Sébastopol. Ses travaux portent sur l’approche multidisciplinaire de la théorie narrative basée sur la théorie littéraire, la théorie de la langue et le journalisme. Elle a organisé deux colloques internationaux : La trace russe dans la narratologie (Balachov, 2012) et Mélodie du langage (Balachov, 2015). A dirigé plusieurs anthologies, dont Semiosphère de la narratologie (avec J.-Á. García Landa, 2013). Auteur d’une centaine d’articles scientifiques et de trois livres ainsi que d’un chapitre intitulé « Esthétique du récit publicitaire » dans Esthétique du journalisme (en russe, 2018).