Narratologie, poétique historique et narratologie historique

Veronika Zousseva-Özkan (Moscou)

Narratologie, poétique historique et narratologie historique

Abstract: Cet article présente l’état actuel de la narratologie et ses perspectives et propose des arguments en faveur de la narratologie historique (ou diachronique). Il suggère aussi que l’expérience de la poétique historique russe pourrait s’avérer utile pour l’élaboration de sa méthodologie. La méthode proposée est vérifiée et illustrée en s’appuyant sur l’exemple de la métanarration. L’analyse montre que la présence auctoriale dans le monde intérieur du roman et les intrusions métanarratives font leur apparition dans les premiers romans connus, mais en tant que les phénomènes naturels et non pas « artificiels », délibérément joués au nom d’un certain objectif artistique. C’est quand l’envie à jouer surgit et que la relation entre l’art et la réalité est perçue comme problématique et controversée que la métanarration se transforme en métafiction. Ainsi, la signification et le fonctionnement des phénomènes narratifs ne sont pas les mêmes aux différentes époques ; ils sont déterminés par les stratégies narratives globales, et en retour ils les déterminent.

 Mots-clés : poétique historique, narratologie historique (diachronique), métanarration, intrusions d’auteur, stratégies narratives

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La narratologie russe doit beaucoup à la narratologie française. Pourtant, en Russie les acquis de la narratologie ne sont pas passés par la narratologie proprement dite, mais par le champ plus vaste de la théorie littéraire, et plus particulièrement la théorie littéraire française. En Russie, cette découverte est connue sous le nom de la « révolution intellectuelle française » des années 1990, dont Alexandre Dmitriev a si bien défini l’esprit en tant que « le saut dans la modernité » (Dmitriev 2005 : 187). Aujourd’hui, « le tournant français de la pensée russe » est moins évident. L’intérêt pour la théorie française est constant mais pas unique et coexiste principalement avec l’intérêt pour la narratologie anglo-américaine et allemande, la dernière représentée en particulier par Wolf Schmid (2003 ; traduction anglaise 2010). Les travaux de Gérard Genette sont bien connus en Russie (Genette 1998). L’héritage de Paul Ricœur est non seulement reconnu, mais assimilé progressivement par les narratologues russes, dans une large mesure grâce à l’effort de Valerij Tiupa.

En même temps il y a une tendance nette en Russie de revenir à la tradition philologique nationale, en particulier la poétique historique. Les travaux de ce courant sont édités et réédités, commentés et révisés, et ceci est accompagné d’une discussion scientifique très active (c’est le cas, par exemple, de Poétique historique (1913) d’Aleksandr Veselovskij, publiée sous la direction de Igor Chaytanov, 2006-2010). Enfin, il existe un groupe de chercheurs dont l’ambition est de fusionner la poétique historique et la narratologie.

Le fait est que la narratologie existe aujourd’hui dans le « petit temps » (selon l’expression de Baxtin, opposant « petit » et « grand » temps). La majorité de ces études s’applique aux œuvres de la modernité. Il subsiste un doute, pourtant, quant à la pertinence des instruments de la narratologie moderne pour l’analyse des récits anciens. Ce n’est pas un accident si les tables rondes des colloques de l’European Narratology Network consacrées à la « narratologie diachronique » (la « narratologie du Moyen Âge », la « narratologie du folklore », etc.) sont aussi modestes et peu nombreuses. Bien que des voix s’élèvent en faveur de l’approche diachronique, celle-ci demeure peu élaborée.

Autant l’expansion spatiale de la narratologie, qui a dépassé les frontières de la littérature, est forte, autant son expansion temporelle est faible. Pourtant, on peut étudier les principes fondamentaux du fonctionnement des récits et la réflexion dans ceux-ci des changements majeurs intervenus dans l’esprit humain et définir les frontières de la narrativité, mais c’est le cas seulement dans le cadre du grand temps. Cette approche offre la vision stéréoscopique qui permet d’évaluer correctement les dimensions et le degré de novation de tel ou tel phénomène. Trop souvent on déclare, par exemple, la métalepse, une intervention d’auteur ou un récit « non naturel » de la part d’un narrateur mort les produits de la modernité, alors que déjà à l’Antiquité on observe des phénomènes narratifs semblables ayant d’autres motivations et fondés sur d’autres prémisses.

Bien entendu, le but de donner à la narratologie une dimension temporelle exige une méthodologie spécifique. Une simple fixation et description de tels ou tels phénomènes narratifs de la littérature mondiale et du folklore en langage scientifique actuel deviendra pas plus que jonction mécanique et insatisfaisante de l’histoire littéraire et de la narratologie. À mon avis, l’expérience de la poétique historique russe pourrait aider à élaborer l’appareil méthodologique de la narratologie historique.

Aleksandr Veselovskij, fondateur de la poétique historique russe, voyait comme objet de ses recherches la genèse et l’évolution des formes littéraires. Son but était de « retracer comment le nouveau contenu de la vie, cet élément de liberté affluant avec chaque nouvelle génération, pénètre des images anciennes, ces formes incontournables dans lesquelles tout développement précédent se moulait inévitablement » (Veselovskij 2010 [1913] : 20). La méthode comparative et historique de Veselovskij exige la recherche sur un matériau énorme dans toute la littérature mondiale afin d’éviter des constructions arbitraires et un niveau de généralisation trop élevé et donc de voir les « lignes parallèles » et d’identifier les grandes étapes du processus littéraire qui demeurent les mêmes chez les différents peuples. Veselovskij a été le premier à distinguer motif et sjužet. C’est à lui que nous devons l’approche morphologique reprise plus tard par Vladimir Propp qui reconnaissait « l’importance cruciale » des découvertes de Veselovskij : « la démarcation du motif et de l’histoire constitue une conquête énorme, car elle crée les conditions pour une analyse scientifique des sjužets, une analyse de leur composition, et offre la possibilité de poser les questions de la genèse et de l’évolution » (Propp 2000 [1984]: 192).

Olga Freidenberg, un autre pionnier de la poétique historique russe, développait dans ses travaux la méthode génétique « se dirigeant de la surface des phénomènes en profondeur, pelant couche par couche » et aspirant à établir « l’unicité de la sémantique et morphologie de la littérature » (Freidenberg 1997 [1935] : 12). Elle a écrit à Boris Pasternak : « Le chaos des histoires, des mythes, des rites, des objets devenait chez moi le système logique des sens définis. Philosophiquement, je voulais démontrer que la littérature peut être autant matériel pour la théorie de la connaissance que les sciences naturelles ou exactes » (Pasternak 1990 : 111). L’œuvre de Freidenberg intitulée Poétique de l’histoire et du genre (1935) est particulièrement intéressant du point de vue narratologique : elle s’oriente « non pas vers l’étude de la littérature et de ses formes établies mais vers l’histoire des représentations, de l’imagerie, de l’esprit en relation avec les formes de coutume, fable, religion, langue et mythe qu’ils engendrent » (Freidenberg 1997 : 11).

Parallèlement aux travaux de Freidenberg, la problématique d’une méthodologie pour la poétique historique a été élaborée par Mixail Baxtin. Selon lui, l’objet de l’étude comprend le contenu de l’activité esthétique, c’est-à-dire la genèse et l’évolution de l’objet esthétique, et son architectonique ainsi que la manifestation de ces dimensions dans l’évolution des formes artistiques substantielles.

Tout un édifice est érigé par Samson Broytman dans sa monographie Poétique historique (2001). Dans cet ouvrage, toute la littérature mondiale (ou, plus précisément, l’évolution de l’esprit humain manifestée dans la littérature) est divisée en trois grandes étapes : le syncrétisme, la poétique eidétique et la modalité artistique, dont chacune se caractérise par certains principes narratifs.

Or, il apparaît que la narratologie historique pourrait effectivement puiser plusieurs aspects à la poétique historique. En premier est la façon de penser dans le cadre du « grand temps », grandes étapes reflétant les types historiques des intégrités artistiques qui, à leur tour, reposent sur les principes fondamentaux générateurs de l’esprit et de la conscience. Ensuite est la combinaison des méthodes comparative et historique, génétique et typologique. Enfin, l’exploration du matériau de la littérature mondiale à une échelle aussi large que possible. Le tout à être mis en œuvre sur la base de l’approche spécifiquement narratologique, centrée sur les stratégies narratives et le problème de l’événement (ce qui n’écarte pas la poétique historique, étant donné qu’elle ne se limite pas aux formes littéraires narratives).

À titre d’illustration de cette méthodologie, on peut tourner maintenant au problème de la méta-narration en mettant l’accent sur les interventions d’auteur. En générale, les recherches se concentrent sur ces phénomènes dans la littérature du XXe siècle, quoiqu’ils soient présents dans les romans de Sterne, Diderot et Cervantès et qu’ils remontent bien plus loin dans le temps. Pour comprendre la nature de ces phénomènes et évaluer leur rôle dans la littérature de la modalité artistique, il faut tracer leur genèse et évolution à l’époque eidétique, considérant que des éléments de syncrétisme y sont également présents (suivant les expressions de Veselovskij et Broytman).

C’est déjà dans les premiers romans qu’on peut trouver les procédés métanarratifs, en particulier les plus simples d’entre eux : commentaire sur le développement de l’histoire, indications des sources du récit, références renvoyant à la tradition littéraire, etc. L’Âne d’Or d’Apulée (vers 153 après J.-C.) commence par un appel aux lecteurs de la part du narrateur Lucius. Des intrusions sur le plan métanarratif figurent aussi dans le reste du texte. Par exemple, le narrateur réfléchit à un certain moment à la modalité de son récit : « Mon cher lecteur, ceci n’étant pas une anecdote, mais une belle et bonne tragédie, je vais quitter le brodequin et chausser le cothurne » (Apulée 1865 : 384). Il joue parfois avec les doutes du lecteur à qui il attribue une certaine initiative : « Mais j’entends d’ici quelque lecteur pointilleux m’arrêter tout court, et me dire : Comment donc as-tu fait, ô des bourriquets le plus subtil, confiné comme tu l’étais dans le fond de ton moulin, pour savoir ce qui se passait très-mystérieusement, d’après ton dire, dans la confidence de ces deux femelles ? » (ibid. : 378). En même temps, malgré la nature fantastique des événements narrés, le narrateur s’efforce de suivre la convention de la vraisemblance de l’événement de narration : « Ces détails, je les ai recueillis dans les nombreuses causeries que j’ai entendues sur ce procès. Du reste, l’accusation fut-elle chaudement poussée, habilement réfutée ? Je n’en sais rien. Du fond de mon écurie, je n’ai rien entendu de l’attaque ni de la réplique… » (ibid. : 387).

Vers la fin du roman le nombre d’interventions métanarratives augmente, et le jeu avec la conscience percevante est rendu plus complexe :

Sans doute, ami lecteur, votre curiosité va s’enquérir de ce qui se fit ensuite. Je le dirais, s’il était permis de le dire; vous l’apprendriez, s’il était permis de l’apprendre. […] Si cependant c’est un sentiment religieux qui vous anime, je me ferais scrupule de vous tourmenté. […] J’ai touché aux portes du trépas; mon pied s’est posé sur le seuil de Proserpine. Au retour, j’ai traversé tous les éléments. Dans la profondeur de la nuit, j’ai vu rayonner le soleil. Dieux de l’enfer, dieux de l’Empyrée, tous ont été vus par moi […]. Voilà ce que j’ai à vous dire, et vous n’en serez pas plus éclairés. (Apulée 1865 : 411)

Il paraît que ce phénomène est lié en grande mesure à la métamorphose ou transformation du héros de l’âne en prêtre d’Isis et du narrateur à en auteur. On a parfois constaté que les renseignements sur Lucius à la fin du roman sont différents des ceux du début. Le prêtre qui le consacre à la déesse entend la voix prophétique

lui annonçant l’arrivée d’un homme de Madaure qui était fort pauvre, et devait être admis, sans délai, à l’initiation […] Je me trouvais donc dévolu aux saintes épreuves, et ma pauvreté seule y formait empêchement, car les frais de mon voyage avaient réduit presque à rien mon mince patrimoine; et la vie de Rome est bien autrement dispendieuse que celle de ma province. (Apulée 1865 : 413)

Si au début du roman le héros narrateur parle de ses origines péloponnésiennes, vers la fin il est présenté comme natif de Madaure qui se rend à Rome où exerce la profession d’avocat, un trait qui correspond à la biographie d’Apulée lui-même. Samson Broytman écrit que « la seconde transformation et la convergence de l’auteur et du personnage qui sont jouées ici sont particulièrement expressives, car elles arrivent après la métamorphose de crise vécue par le héros » (Broytman 2004 [2001] : 137).

La question est de savoir dans quelle mesure cette transformation est « jouée ». À notre avis, ce n’est pas tant le jeu conscient et libre de l’auteur, c’est plutôt un écho de l’ancien syncrétisme, de l’indivisibilité de l’auteur et du héros comme une nature divine active et passive qui se fait encore sentir dans la structure narrative de L’Âne d’Or. Ce n’est pas un accident si la convergence de Lucius et de l’auteur a lieu après la phase de la mort symbolique du héros et son passage par l’enfer, au moment de sa renaissance à une vie nouvelle. En effet, c’est la phase de l’ancienne histoire cyclique décrite par Freidenberg, une histoire qui se passe avec la divinité solaire ou végétale.

On voit donc que les procédés métanarratifs surgissent à l’aube de l’époque eidétique, précisément comme le rappel de l’ancienne nature orale du récit ainsi que de l’ancienne indivisibilité des hypostases d’auteur et d’héros. C’est pour ces raisons que les premiers romans se caractérisent par le récit à la première personne. C’est le cas du Satyricon de Pétrone et des romans grecs de l’Antiquité. Olga Freidenberg explique cette prédilection de la littérature antique pour le récit à la première personne par l’analyse des origines de la narration :

Principalement dans cette “je-narration”, dans le “je” actif, réside le “je” passif qui est devenu l’objet du récit. Ainsi se forme le système double du récit antique, au début inséparable, quand le “je”-sujet reste et en même temps à son intérieur, indirectement, contient le “je”-objet. La forme de ce récit originel est le discours direct ; il a principalement pour objet de la narration le sujet du récit lui-même. Son contenu consiste en exploits et souffrances. (Freidenberg 1998 [1978] : 268)

Les rudiments très curieux de ce « système double du récit antique » se trouvent dans le roman de Chariton d’Aphrodise Histoire des amours de Chéréas et de Callirhoé (début du IIe siècle après J.-C.). L’auteur y aussi expose constamment sa présence. Chariton débute et termine son roman par l’affirmation de sa paternité : « Moi, Chariton d’Aphrodise, secrétaire du rhéteur Athénagore, je vais conter une histoire d’amour qui est arrivée à Syracuse » (Chariton d’Aphrodyse 1958) ; « Voilà, écrite par moi, l’histoire de Callirhoé » (ibid.). Un auteur réel (ou un auteur biographique, primaire, non créé) et un auteur présumé (un auteur secondaire, créé par un auteur primaire), un auteur-créateur (si on utilise les termes de Baxtin) ne s’y sont pas encore séparés.

Le texte du roman contient un certain nombre de commentaires du narrateur sur les événements narrés et la manière de narration. Les répliques les plus simples visent à structurer le texte. Certains commentaires donnent l’opinion du narrateur sur les événements narrés ainsi que leur perception supposée par les lecteurs potentiels: « Je pense que ce dernier livre sera agréable aux lecteurs, car il leur fera oublier les tristes aventures des premiers » (ibid.).

Mais ce qui est le plus intéressant c’est que le dernier, huitième, livre du roman contient le résumé du contenu des sept livres précédents. Ce résumé est fait non pas à la première personne de l’auteur mais à la première personne du héros, Chéréas. Cet épisode final est motivé dans le roman par le fait que les habitants de la ville natale des héros ne connaissent pas leur histoire, et c’est le peuple de Syracuse qui l’écoute. Le narrateur pourrait attester en une seule phrase que Chéréas avait raconté son histoire à ceux qui étaient présents. Au lieu de cela, cette histoire est racontée entièrement (bien que relativement brièvement) pour la deuxième fois. C’est-à-dire, le roman a un besoin profond de dupliquer le récit en le déléguant au héros, en tournant le héros vers le narrateur. À notre avis, la même chose se passe dans L’Âne d’Or : la convergence du héros et de l’auteur après la mort symbolique du héros (représentée par la série d’événements potentiellement létales) et la renaissance dans une vie nouvelle, ayant retrouvé sa femme et sa patrie.

Il y a encore une fonction importante de ce transfert final du statut de narrateur au héros : son récit est indispensable pour l’achèvement du roman. Immédiatement après le récit de Chéréas, le peuple de Syracuse prend les décisions sacrées et Callirhoé va au temple d’Aphrodite pour la remercier d’avoir retrouvé son amant. Le récit devient le sacrifice qu’on pose sur l’autel pour une bonne fin des événements narrés dans le roman. Comme l’a dit Olga Freidenberg sur le genre du roman grec d’Antiquité, « dans la dernière […] partie le héros vient au temple et raconte face à la divinité tout ce qu’il “a fait et a subi”. […] Le “récit” y a un caractère subjectif-objectif ; il n’y a aucune différence entre celui qui raconte, ce qui est raconté et celui à qui on raconte » (Freidenberg 1998 [1978] : 266-67).

Ce fondement ancien est le plus évident dans Les Éthiopiques d’Héliodore (IIIe siècle après J.-C.), où dans le dernier livre les héros, Théagène et Chariclée, sont destinés au sacrifice à Hélios. Le récit de Chariclée se révèle être la rançon pour leurs vies : l’acte de narration lui-même devient la rançon de substitution aux dieux. Rationnellement, cela s’explique dans le roman par le fait que Chariclée est reconnue comme la fille perdue du roi d’Éthiopie. Mais la sémantique du « récit-rançon » (cf. Les Milles et Une Nuits) y est très nette, d’autant qu’après le récit de l’héroïne les dieux renoncent au sacrifice de dix filles et jeunes hommes qui ont été destinés au sacrifice avec Chariclée et Théagène. Celui-ci accomplit les exploits du héros solaire : il emporte la victoire sur le taureau (qui est un animal solaire sacré – à la fois l’incarnation du dieu-soleil et le sacrifice à lui) et le géant. En même temps, il ne faut pas oublier que le nom (ou, peut-être, le pseudonyme) de l’auteur du roman est Héliodore, signifiant « don du Soleil » (et Chariclée appartient à la lignée d’Hélios). Ainsi, l’identité sémantique initiale du dieu et du taureau, du prêtre et du sacrifice, de l’auteur, du héros, de l’auditeur et du récit se rétablit. Leurs conversions mutuelles se reconstituent et forment le fondement profond du sens de l’histoire.

Comme Chariton, Héliodore affirme nettement sa paternité dans les dernières lignes du roman, comme si c’était sa signature : « C’est la fin du livre de l’histoire Aethiopique des amours de Theagenes et de Chariclea qu’a composé un Phoenicien, natif de la ville d’Emessa, de la race du Soleil, nommé Heliodorus, fils de Theodosius » (Héliodore d’Emèse 1559 : 124). L’histoire est racontée dès le début par un même auteur à la première personne. C’est très curieux que le roman est plein de références au théâtre, de comparaisons entre les événements racontés et le drame, l’action théâtrale. Ainsi, un des personnages secondaires, Cnémon, révèle sa connaissance de la Poétique d’Aristote lorsqu’il critique le nombre d’épisodes excessifs : « Ce n’est pas le moment d’ajouter un épisode à vos malheurs par le récit de mes infortunes » (cité d’après Robiano 2000 : 523). Tous les événements imprévus sont comparés au procédé deus ex machina, et à la fin du roman ce procédé très conventionnel devient la vérité de la vie :

[…] les dieux n’ont point agréables tels sacrifices, comme vous vous apprestiez de leur faire : pour ce que premièrement ils vous ont (par manière de dire) osté de dessus l’autel (ou elle estoit preste d’estre immolée) ceste bien heureuse Chariclea, et vous ont mostré qu’elle estoit vostre fille, et si vous ont icy amené du mylieu de la Grece, come par quelque engin [ταὐτης (…) μηχανῆς – ex machina (Héliodore 1856: 411) – V. Z.-Ö.] à point nommé, celuy qui l’a vous a eslevée et nourrie. (Héliodore d’Emèse 1559 : 123)

Apparemment, nous avons ici affaire à la métaréflexion comparant la vie à l’art. Non seulement l’art est perçu comme le reflet de la vie, mais réciproquement la vie est considérée comme un semblant de l’art.

Le roman byzantin, qui a emprunté au roman grec le schéma d’histoire et un nombre d’autres éléments structurels, a hérité aussi des interventions d’auteur. Par exemple, le roman Hysminè et Hysminias d’Eustathe Makrembolitès (XIIe siècle) ainsi que le roman grec Leucippé et Clitophon par Achille Tatius (IIe siècle après J.-C.) qui l’a inspiré, est écrit à la première personne. Le héros principal, Hysminias, raconte l’histoire de son amour à un certain Chariduc qui n’est mentionné qu’une fois, au début du roman. Les intrusions au plan métanarratif justifient l’absence de détails (« Quel spectacle ! n’attendez pas que je vous en retrace l’image » ; Eustathe Macrembolite 1797 : 95), et certains d’entre eux, comme les intrusions d’Héliodore, rapprochent l’histoire du héros et le genre de la tragédie. L’autométaréflexion, comme souvent, s’accroît vers la fin du roman. Dans son dernier livre il est déclaré explicitement que le récit du héros est le sacrifice au divin : « …le bon prêtre dit : “Fille, mon enfant, voici Apollon […] unit avec toi ce bel Hysminias, et tu ne veux même pas sacrifier au dieu le récit des revers endurés pour que cette histoire survive au temps […] ?” » (Eustathe Makrembolitès 1856 : 593-94, ma traduction – V. Z.-Ö.).

À la fin du roman un curieux paradoxe métaréflexif se pose. D’une part, la supériorité de la vie et de l’amour sur l’art et le récit les ayant pour objet est affirmée : « […] les mystères de mes noces furent supérieures à la grande éloquence d’Homère, à toutes les Muses, à toute rhétorique ingénieuse […] » (ibid. : 596, ma traduction – V. Z.-Ö.). D’autre part, la nécessité du mémorial verbal à l’expérience vécue par les héros est discutée. Ainsi, la question centrale des textes métafictionnels y est esquissée : la relation entre la vie et l’art. Un paradoxe purement narratif est aussi créé dans les phrases finales du roman. L’histoire dès le début est narrée par le héros, Hysminias, mais à la fin il est dit que son histoire (que nous lisons en ce moment même) serait écrite par la « postérité ». Y est aussi manifestée l’instabilité des sujets qui est caractéristique des romans anciens.

De nombreuses et variées intrusions d’auteur se trouvent dans les romans byzantins ultérieurs qui empruntent beaucoup des sources folkloriques et sont typologiquement proches du roman chevaleresque de l’Europe occidentale. Tel est Le roman de Callimaque et de Chrysorrhoé attribué à Andronic Comnène (XIVe siècle). Le narrateur y exprime ses sentiments d’une manière explicite, et le récit est interrompu à maintes reprises par ses exclamations agitées. Comme dans la tradition romanesque précédente, le narrateur utilise les termes du métatexte littéraire pour structurer son récit. Il s’adresse souvent aux lecteurs en rejetant entièrement la convention du lecteur inclus dans le cadre du monde intérieur du roman, le lecteur extradiégétique devenant un compagnon constant du narrateur. C’est au lecteur que sont adressés non seulement les répliques du narrateur dans le texte essentiel, mais aussi les titres des chapitres, qui subissent donc la métatextualisation.

Le roman chevaleresque de l’Europe occidentale qui se rapproche du roman byzantin ultérieur du point de vue typologique (et parfois génétique aussi) utilise les mêmes procédés. Le plus haut degré du renforcement de la présence auctoriale est atteint par Perceval de Wolfram von Eschenbach (XIIIe siècle). Le narrateur peint l’image du lecteur supposé, réfléchit comment conduire son récit, exprime son avis sur les événements racontés et propose aux lecteurs une prétendue traduction d’une autre langue. On trouve aussi les digressions où l’image de l’auteur est peinte et sa situation est révélée. De plus, le narrateur fait appel à d’autres textes et auteurs, et son attitude est généralement ironique à l’égard de ses prédécesseurs. Ces interventions d’auteur apparaissent beaucoup plus proches de celles de la littérature moderne : le syncrétisme ancien de l’auteur et du héros ne s’exprime presque plus alors que le héros est séparé de l’auteur et objectifié.

Pourtant, il existe dans ces œuvres une différence essentielle par rapport à la métanarration que l’on trouve, plus tard, dans le contexte des trois situations narratives identifiées par Franz K. Stanzel : auctoriale, première personne, figurale. La métafiction du XXe siècle est un phénomène qui se développe, dans une large mesure, comme réaction à la prédominance de la narration figurale quand le narrateur est apparemment éliminé du monde intérieur du récit et même de l’événement de la narration. Mais la poétique eidétique ne connaît pas cette situation narrative ! L’activité du narrateur y est constante : le parallélisme qui est toujours présent entre auteur et héros est significatif. Par exemple, dans Perceval l’épisode de la folie amoureuse du héros est accompagné des lignes suivantes, où l’auteur parle (à la première personne) de ses propres chagrins d’amour :

…und ouch diu strenge minne,

diu mir dicke nimt sinne

unt mir daz herze unsanfte regt.

ach nôt ein wîp an mich legt :

wil si mich alsus twingen

unt selten hilfe bringen,

ich sol sis underziehen

und von ir trôste vliehen.

…und eine strenge Dame, die Liebe nämlich, die oft auch mir die Sinne raubt und mein Herz unruhig pochen läßt.

Ach, mir tut eine Frau Gewalt an! Wenn sie mich immer nur in ihren Fesseln halten will und so wenig Anstalten macht, mich zu erlösen, dann werde ich’s ihr aber zeigen: Ich drehe der Hoffnung den Rücken zu.

 

(Wolfram von Eschenbach 2003 [1998] : VI. Livre, 287, vers 11-18, p. 291)

[…et une dame dure me prive de mes sens et laisse mon cœur battre agité.

Ah, une femme a pouvoir sur moi ! Si seulement elle me tenait dans ses chaînes et faisait si peu pour me libérer, alors je lui montrerai : je me tourne le dos à l’espoir. (trad. – J. Pier)]

Il s’avère que la présence auctoriale dans le monde intérieur du roman, les intrusions métanarratives et la « perméabilité » des frontières de la réalité et la fiction sont à cette époque des phénomènes naturels et non pas « artificiels », c’est-à-dire délibérément joués au nom d’un certain objectif artistique.

Le genre du métaroman (ou roman autoréférentiel, autoréflexif, le roman du roman, etc.) n’apparaît qu’à la fin de l’époque eidétique quand l’empressement à jouer surgit et la relation entre l’art à la réalité est perçue comme problématique et controversée (comme dans Don Quichotte). Autrement dit, la métanarration se transforme en métafiction. Jusqu’à ce moment seulement des procédés métanarratifs individuels sont possibles. Ainsi, la signification et le fonctionnement de tel ou tel phénomène narratif (dans ce cas, la métanarration et les intrusions d’auteur) ne sont pas les mêmes aux différentes époques de la poétique. Les changements importants subis par ces phénomènes sont étroitement liés aux changements de stratégie narrative globale : ils déterminent cette stratégie, et en retour ils sont déterminés par elle.

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Veselovskij, Aleksandr N. (2006), Izbrannoye. Istoricheskaya poetika [Œuvres choisies. Poétique historique], publié sous la direction d’Igor Chaytanov, Мoscou, ROSSPEN.

Veselovskij, Aleksandr N. (2010), Izbrannoye. Na puti k istoricheskoy poetike [Œuvres choisies. Sur la voie de la poétique historique], publié sous la direction d’Igor Chaytanov, Мoscou, Universitetskaya kniga ; Saint-Pétersbourg, TSGI.

Wolfram von Eschenbach (2003 [1998]), Parzival : Text und Übersetzung. Studienausgabe. Peter Knecht (trad.), Introduction de Bernd Schirok, Berlin/New York, De Gruyter.

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Veronika Zousseva-Özkan

Docteur ès philologie (Université d’État des sciences humaines de Russie, Moscou, 2013) et maître de recherches dans le Département de littératures modernes de l’Europe et de l’Amérique à l’Institut de littérature mondiale Gorky de l’Académie des sciences de la Russie (Moscou). Membre de l’European Narratology Network (ENN). Ses travaux portent sur la théorie de la littérature, la poétique historique, la narratologie, les études comparées, l’autoréflexion littéraire, la métanarration et la métafiction, la théorie du genre et le métaroman. Elle est l’auteur de deux monographies – La poétique du métaroman (‘Le Don’ de V. Nabokov et ‘Les Faux-Monnayeurs’ d’A. Gide dans le contexte de la tradition littéraire) (en russe, 2012) et Poétique historique du métaroman (en russe, 2014) – ainsi que de soixante-dix articles scientifiques et critiques.