Quand la fiction écrit l’histoire – Ioana Vultur
Parmi les écrivains du courant world fiction1, qui rassemble surtout des écrivains contemporains de langue anglaise, comme V. S. Naipaul, Salman Rushdie, Derek Walcott, Michael Ondaatje, compte également l’écrivain martiniquais de langue française, Patrick Chamoiseau, qui a reçu en 1992 le Prix Goncourt pour son roman Texaco.
Tous ces écrivains sont placés devant un même défi : comment revendiquer une identité littéraire propre, alors qu’on écrit dans la langue d’un autre, comment s’adosser à une tradition historique partagée, alors que l’Histoire a été écrite par celui qui vous a nié ; comment ne pas trahir en l’écrivant et donc en l’historicisant et en l’immobilisant une mémoire collective qui est orale. Tous y répondent de la même façon : en écrivant des fictions qui subvertissent l’Histoire par les histoires et qui in-achèvent l’écriture afin qu’elle puisse prendre en charge la mémoire orale. Tous font ainsi de la fiction, non pas le souvenir nostalgique d’une histoire jamais advenue, sinon comme ombre de l’histoire coloniale, mais le creuset, le chaudron même d’une histoire à venir.
C’est le cas de Patrick Chamoiseau. Il invente non seulement une langue qui lui est propre, le « français chamoisisé »2 dont parle Milan Kundera, mais il crée aussi une mythologie personnelle qui est en même temps celle de son peuple : l’univers de Texaco est un monde foisonnant, qui se situe à la charnière de plusieurs cultures, de plusieurs langues, croyances et identités (Amérindiens, békés ou colons blancs, Nègres, Chinois, Syro-Libanais, Indiens).
La question de la relation entre fiction et Histoire se situe ici dans un cadre différent du cadre de la culture occidentale : elle est celle d’une culture qui n’a pas d’histoire à soi mais uniquement celle écrite par la chronique coloniale. La fiction est, du même coup, envisagée comme un champ de bataille et de résistance contre l’histoire officielle, comme ironisation de celle-ci.
Les essais écrits autour des romans antillais mettent en évidence cette dimension : comment « écrire en pays dominé », comment rendre compte d’une identité multiple, en valorisant la culture créole, la parole des conteurs, « qui, dans les habitations, était une parole de résistance, induisant une stratégie de dissimulation »3, comment « écrire la parole de nuit », appelée ainsi parce que les conteurs commencent à raconter une fois la nuit tombée, mais aussi parce qu’il s’agit d’une parole non légitime, non publique, non reconnue.
« Toutes les histoires sont là, mais il y a pas d’Histoire »4 dit le vieux Mentô5. C’est pourquoi la fiction prend le relais de l’Histoire, devenant le lieu d’une mémoire collective, le lieu d’articulation de la parole orale et de l’écriture, de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, du réel et de l’imaginaire, du vraisemblable et de l’invraisemblable, de l’histoire et du mythe, car « dessous l’Histoire », il y a « les histoires dont aucun livre ne parle, et qui pour nous comprendre sont les plus essentielles »6. Alors que l’Histoire écrit le jour des Colonisateurs, la fiction est appelée à dire la nuit des colonisés.
Ceci correspond en somme à la définition du roman selon Milan Kundera : le roman examine l’existence, or l’existence n’est pas ce qui s’est passé mais le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable7. Je voudrais donc voir comment, dans Texaco, la fiction transforme l’histoire en une « situation existentielle », en champ de possibilités, en quelque chose qui est à advenir.
I. Mémoire orale – histoire écrite : de l’oralité à l’écriture
Le narrateur du roman nous raconte comment il a enregistré sur un magnétophone une vieille femme, qui tout comme Solibo Magnifique, finira par mourir. En lui racontant son histoire, Marie-Sophie lui transmet une mémoire. Or la mémoire n’est pas quelque chose qui est déjà construit, elle est au contraire à construire, car raconter, « dire une vie c’est ça, natter tout ça comme on tresse les courbes du bois-côtelettes pour lever une case »8.
Entre oralité et écriture, entre nature et culture, il y a une rupture. Au seuil de l’oubli, l’écrivain antillais doit les articuler l’une à l’autre9. Il doit « écrire la parole de la nuit », en franchissant la frontière qui sépare l’oralité de l’écriture. Le narrateur est « un marqueur de paroles » car son rôle consistera surtout à lutter contre l’oubli, à devenir le gardien d’une mémoire qui est très précieuse, justement parce qu’elle est constitutive de l’être. Cette lutte contre l’oubli s’effectuera grâce à l’écriture puisque l’écriture seule fixe le passé et le conserve. Il ne s’agit pas pour autant, comme le souligne Patrick Chamoiseau, d’oraliser l’écrit ou d’écrire la parole, mais de trouver une expression littéraire qui soit informée de la parole, des stratégies narratives étonnantes, ouvertes, disponibles10. Le narrateur est à la recherche de traces pour fixer la mémoire, mémoire collective (plus de cent cinquante ans d’histoire), qui risque de se perdre avec toutes ces femmes, comme Marie-Sophie Laborieux.
À côté de la mémoire orale, qui est souvent défaillante ou répétitive, il y a une mémoire écrite dans les Cahiers de Marie-Sophie Laborieux. En confrontant le discours oral au discours écrit, le narrateur peut combler les trous de mémoire de la vieille femme. Des extraits de ces Cahiers viennent interrompre le récit, laissant entendre non seulement la voix de Marie-Sophie mais aussi celle de sa mère et de son père, qui s’adressent à leur fille pour lui transmettre une mémoire vivante.
L’écriture est pour Marie-Sophie un moyen de se rappeler son père Esternome, de « [s]e reconstruire lentement autour d’une mémoire »11. Parfois le fait d’écrire, les différentes façons de s’exprimer par l’écriture, « écrire-mourir », « écrire-déchirée », l’aide à s’en sortir, comme par exemple, lors de la mort d’Arcadius, ou pendant la période de misère où les pluies détruisent la fondation des cases de Texaco. Mais le discours écrit peut trahir le discours oral. Les mots français de Marie-Sophie ne peuvent pas rendre les paroles orales de « [s]on Esternome », qui s’éloigne ainsi d’elle. La mémoire immobilise le passé, elle le transforme en quelque chose de figé. Même en écrivant sa propre vie, Marie-Sophie a l’impression que « Texaco mourait dans [s]es Cahiers alors que Texaco n’était pas achevé »12.
Au même problème se confronte le narrateur, à qui Marie-Sophie raconte l’histoire de sa vie, en vertu de « la loi intangible de nos plus hautes mémoires et celle bien plus intime de mon cher nom secret »13, qui veulent que la mémoire soit transmise, afin qu’elle ne sombre pas dans l’oubli. Or, le narrateur peut-il faire renaître la parole vivante, la voix de la vieille femme ? Ou bien va-t-il écrire encore une autre histoire qui n’est pas celle de la femme, une histoire, qui trahit le réel et qui réduit les histoires ?
Pauvre Marqueur de Paroles…tu ne sais rien de ce qu’il faut savoir pour bâtir / conserver de cette cathédrale que la mort a brisée…14.
D’autres discours secondaires, qui viennent se greffer sur le discours principal sous forme d’épigraphes, encouragent le narrateur à écrire cette histoire : l’Épître de Ti-Cirique au narrateur, et surtout les Notes de l’urbaniste au marqueur de paroles, urbaniste qui découvre petit à petit une autre culture, différente de la sienne, une autre possibilité d’exister. Marie-Sophie elle-même pousse le narrateur « à poursuivre le marquage de cette chronique magicienne »15.
Face à une écriture qui immobilise la mémoire, Marie-Sophie imagine une écriture qui envisage la mémoire non pas comme quelque chose d’achevé, mais comme un processus dynamique, la mémoire entraînant l’homme vers son devenir, donc vers de nouvelles possibilités d’être, et ouvrant ainsi un espace de liberté à travers la continuité qui s’établit entre les générations. L’écriture doit épouser ce temps en spirale de l’histoire, car la fiction s’avère une source inépuisable d’histoires :
Oiseau Cham, existe-t-il une écriture informée de la parole, et des silences, et qui reste vivante, qui bouge en cercle et circule tout le temps, irriguant sans cesse de vie ce qui a été écrit avant, et qui réinvente le cercle à chaque fois comme le font les spirales qui sont à tout moment dans le futur et dans l’avant, l’une modifiant l’autre, sans cesse, sans perdre une unité difficile à nommer ?16
Entre la vieille femme et le narrateur s’instaure ainsi un dialogue. Le Marqueur de paroles s’adresse à son tour à l’Informatrice, pour l’assurer qu’en racontant son histoire il a essayé de respecter ses vœux : par exemple, afin de mettre en évidence que ce que Marie-Sophie garde de son père, ce sont les « paroles de sa mémoire »17, le narrateur ne rédige pas la partie concernant la mort de celui-ci. Ce refus est révélateur, puisque dans l’écriture, il restera toujours quelque chose d’indicible par rapport à la parole.
II. La fiction comme « ironisation » de l’histoire
La fiction de Chamoiseau ne crée pas une autre idéologie mais au contraire relativise l’histoire, en la tournant en dérision. Ainsi, c’est l’image de soi-même et non pas celle de l’autre qui est présentée avec humour et ironie, car la stratégie de l’écrivain sera une stratégie de dissimulation, de subversion, tout comme celle du conteur. Dans les principes narratifs du conte créole, qui est « sarcastique, caustique, sceptique »18, on retrouve les aventures de la littérature, la disponibilité linguistique, la distanciation permanente, l’humour, l’ironie, la fête constante, le tremblement du doute quant à sa propre condition19.
La fiction crée une sorte de monde à l’envers qui correspond à la définition du carnavalesque selon Bakhtine, puisque le haut se transforme en bas, le sérieux et le ridicule se mélangent de façon inédite. Le sérieux des événements historiques est ainsi mis en perspective de manière ironique. À côté des faits historiques, il y a les petites histoires des gens qui s’intègrent à l’histoire. Ces petits événements, c’est la vie elle-même que seule la fiction peut raconter. Grâce à ces histoires, se révèle une autre face de l’histoire.
L’annonce de l’abolition de l’esclavage par exemple, coïncide avec la rencontre d’Esternome et de Ninon. Esternome est en proie à son amour pour Ninon : dans sa tête les mots Ninon et Liberté se confondent. Marie-Sophie en tire la conclusion que l’amour est une maladie car « vivre une période comme celle-là en ne songeant qu’au matériel d’une négresclave relève pour [elle] d’une ruine cervicale due aux rhums trop sucés près des violons grinçants »20.
Le roman permet de réunir des figures historiques comme Césaire ou De Gaulle avec des personnages de fiction. Lors de la visite de De Gaulle en Martinique, Marie-Sophie prépare une lettre de la part des damnés de Texaco et un blaff-poissons-rouges, mais elle est obligée de renoncer à son plan d’inviter De Gaulle à Texaco parce qu’elle dérape dans la Savane et déchire sa robe. Lorsque De Gaulle s’écrie Mon Dieu, elle croit « qu’un vieux-nègre assassin lui avait allongé un coup de sa jambette »21, alors que les autres habitants ne sont pas sûrs d’avoir entendu Mon Dieu, mon Dieu comme vous êtes français, ou bien Mon Dieu, mon Dieu comme vous êtes foncés22. Pour se défendre contre les céhêresses qui attaquent Texaco, Ti-Cirique recommande l’achat d’une oie comme celle du Capitole, qui « cacardait comme un démon au moindre souffle des diablesses ou au soupir vicieux des voitures de police »23. La modernisation est ironisée à travers le discours du sieur Alcibiade, qui affirme qu’avec les différentes assurances, « l’assurance-maladie […] l’assurance-vieillesse, l’indemnité de maternité, les pensions d’invalidité, les allocations pour charge de famille, l’assistance médicale »24, la Martinique pourrait accéder à la civilisation. L’obtention de l’eau courante pour Texaco se fait par une visite inopinée chez Césaire, qui accepte d’écouter les plaintes des habitants, grâce au « médicament-poème »25 de Marie-Sophie, qui récite des vers du Cahier d’un retour au pays natal.
Le sens exemplaire de l’histoire est ainsi tourné en dérision par la fiction, qui transforme le discours de la mémoire en un discours ironique, satirique. L’histoire du Christ, qui comprend trois moments ‒ Annonciation, Le sermon de Marie-Sophie Laborieux et Résurrection ‒ est en quelque sorte déconstruite, et de cette manière se révèle une autre face de l’Histoire : le Christ est l’urbaniste qui vient raser l’insalubre quartier Texaco, Marie-Sophie, l’Informatrice, n’est pas sur le sommet d’une montagne mais devant un vieux rhum, la Résurrection ne se fait « pas en splendeur de Pâques, mais dans l’angoisse honteuse du Marqueur de paroles qui tente d’écrire la vie »26, et la nouvelle histoire qui commence est le temps-béton de la modernité.
Afin de ne pas figer cette mémoire orale, qui est une arme contre l’histoire officielle, l’écrivain reprend les stratégies du discours oral de la mémoire, dont la vertu consiste justement en une ironisation et une relativisation des faits. Parmi les techniques narratives du conteur il y a aussi le ressassement, l’habitude de raconter plusieurs versions du même événement27. L’arrivée du Christ, alias l’urbaniste, par exemple, est ironisée et mise en perspective à travers différentes versions successives : celle d’Irénée, le pêcheur de requins, celle de Sorore, la femme qui a adressé sept cent demandes d’emploi à la mairie moderniste, celle de Marie-Clémence, et enfin, celle du vieux nègre de la Doum. Marie-Sophie, chez qui on amène l’urbaniste frappé d’une pierre, voit en lui « l’un des cavaliers de notre apocalypse, l’ange destructeur de la mairie moderniste »28. Lorsque l’urbaniste vient imposer sa propre histoire, elle tente de le désarmer par la Parole, la mémoire orale bien qu’éphémère étant la seule « arme » qu’elle possède.
III. L’Histoire comme situation existentielle
L’histoire de Marie-Sophie et celle de sa famille coïncide avec l’épopée du peuple antillais. Texaco est une chronique des différents âges historiques, de l’esclavage et jusqu’à la modernité : Temps de paille (1823 ?-1902), Temps de bois-caisse (1903-1945), Temps de fibrociment (1946-1960)et Temps de béton (1961-1980). Ces différents temps sont nommés d’après le matériau à partir duquel sont construites les cases. L’histoire racontée est donc celle de la conquête progressive de la ville : d’abord la construction de maisons sur les hauteurs, (Noutéka des mornes29), ensuite l’échec de cette expérience et la descente vers l’En-ville. La langue créole ne dit pas « la ville », elle dit l’En-ville, terme qui désigne non pas une géographie urbaine bien repérable, mais essentiellement un contenu, donc, une sorte de projet, à savoir le projet d’exister30. L’En-ville n’est donc pas seulement une réalité concrète, mais aussi un lieu de mémoire qui s’érige comme un monument du temps vécu :
Un En-ville, c’est les temps rassemblés, pas seulement dans les noms, les maisons, les statues, mais dans le pas-visible. Un En-ville garde les joies, les douleurs, les songers, chaque sentiment, il en fait une rosée qui l’habille, que tu perçois sans pouvoir la montrer31.
Le paysage en Amérique, explique Patrick Chamoiseau, ne peut pas être traité comme un décor, car c’est dans le paysage que restent toutes ces souffrances silencieuses, anonymes, ces grandes trajectoires, ces grands effondrements de peuples entiers, cette sorte d’aspiration à la vie32. Selon Édouard Glissant, c’est parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée que l’écrivain antillais doit « fouiller » cette mémoire à partir de traces parfois latentes, qu’il a repérées dans le réel33. Les traces inscrites dans le paysage sont comme une écriture muette à partir de laquelle l’histoire devient lisible.
La construction de la ville implique une reconstruction de soi-même, de son identité, autour d’une mémoire. En évoquant la mémoire de sa famille, « cette trajectoire qui les avait menés à la conquête des villes »34, Marie-Sophie, le personnage principal de Texaco, évoque en même temps une lutte, une conquête progressive de la liberté, une volonté d’apprendre cette liberté en dépit des échecs. Les trajectoires d’Esternome, de Marie-Sophie, sont comme les traces muettes à partir desquelles l’histoire est reconstruite : elles se métamorphosent en « Traces-mémoires »35.
Marie-Sophie ne raconte pas seulement sa propre vie, mais aussi celle de son grand-père, de sa mère Idoménée, de son père Esternome, en se rappelant ce qu’ils lui avaient raconté, ou bien en se l’imaginant. Ce qui est en jeu ici est une mémoire collective, qui fonde l’identité, car, comme le déclare Marie-Sophie tout au début de son histoire, « l’intelligence de la mémoire collective n’est que ma propre mémoire »36.
Le lien qui s’établit entre les mémoires n’est autre que le fil de l’histoire. La mémoire que Marie-Sophie garde de son grand-père, « grand-papa du cachot »37, est « la mémoire des merveilles oubliées : Pays d’Avant, le Grand Pays »38, la mémoire de l’Afrique, ce qui marque aussi la première étape de l’Histoire, celle de l’esclavage. Ce temps est encore présent, car inscrit dans le paysage, dans les « pierres [qui] ont conservé grises des tristesses sans fond39. L’histoire de son père dans la Grand-case du béké est l’histoire du premier négrillon libéré. Esternome suit les « Traces premières », celles des nègres-marron, des Driveurs40, mais il a déjà la conscience qu’« occuper les dos cabossés, les têtes de pic »41, c’est « bâtir le pays »42. Petit à petit, les Traces marronnes descendent vers l’En-ville, ce qui marque l’échec de l’expérience des mornes.
Marie-Sophie tentera de conquérir la ville de Fort-de-France, tout comme son père avait essayé de conquérir la ville de Saint-Pierre. La première étape de la conquête de l’En-ville est la période du Morne-Abélard : le quartier n’est encore qu’ « une sorte de brouillon de l’En-ville, mais plus chaud que l’En-ville »43. Les cases s’entassent en désordre, au lieu des rues il y a des passes, mais le Quartier des Misérables a lui-aussi sa poésie.
La paille et le bois-caisse sont remplacés progressivement par le fibrociment. Avec Nelta, Marie-Sophie apprend à « clouer le fibrociment ». Après l’incendie de la case de Nelta, Marie-Sophie est soignée par Papa Totone, un vieux Mentô, qui lui révèle l’essence de l’En-ville. C’est après cette rencontre qu’elle découvre un endroit magique, qui deviendra le futur site de Texaco. Marie-Sophie construira ensuite sa propre case, qui en attire d’autres et devient le centre de Texaco. À partir de ce moment, Marie-Sophie peut dire Je et rien ne peut plus la faire quitter ce lieu, car ce choix est en même temps un pari conclu avec elle-même.
C’est ainsi que commence le combat pour la survie et pour la reconnaissance. La ville est un lieu dangereux, car y survivre implique une lutte contre soi-même, contre ses faiblesses et ses peurs. À travers son discours, qui est profondément féminin, Marie-Sophie évoque son expérience de la guerre, de la solitude et de la misère, ses nombreux djobs, ses amours éphémères. Elle sait que Texaco n’existe pas, tant qu’il n’y a pas d’eau ou d’électricité, tant qu’il n’a pas été reconnu par l’En-ville, tant que ses habitants continuent à vivre dans l’angoisse d’une descente policière, dans l’angoisse que leur quartier pourrait être rasé.
La construction de cases en béton est « le signe définitif d’une progression dans l’existence »44. Par la construction de Pénétrante – Ouest, route qui relie Texaco au centre de l’En-ville, ce ne sont pas seulement les espaces qui sont reliés ainsi les uns aux autres (la campagne et la ville), mais aussi deux temps et deux mondes disparates, le monde des conteurs, qui est en train de disparaître, et le monde moderniste, représenté par l’urbaniste. Les habitants de Texaco pourront profiter ainsi des conforts de la modernité (eau, lumière, école, Sécurité sociale). Ce n’est que la réconciliation de la modernité et de la tradition, de l’identité et de l’altérité à travers la reconnaissance mutuelle qui rend possible l’existence. La ville créole, telle que la conçoit l’urbaniste, est « multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte, sensible à la diversité du monde »45, intégrant toutes les différences, toutes les altérités46.
L’urbaniste se transforme en Christ, qui apporte la Bonne Nouvelle que le quartier ne sera pas rasé, ce qui marque la reconnaissance définitive de Texaco et donc la fin du combat de Marie-Sophie. Les Notes de l’urbaniste mettent en évidence le fait que Texaco a un sens, qu’il est l’aboutissement d’un projet et d’un combat.
Rayer Texaco comme on me le demandait, reviendrait à amputer la ville d’une part de son futur et, surtout, de cette richesse irremplaçable que demeure la mémoire. La ville créole qui possède si peu de monuments, devient monument par le soin porté à ses lieux de mémoire. Le monument, là comme dans toute l’Amérique, ne s’érige pas monumental : il irradie.
Note de l’urbaniste au Marqueur de paroles. Chemise n°30. Feuillet XXXIII. 1987. Bibliothèque Schoelcher.47
La mémoire, comparée dans Chronique des sept misères à un trésor plus précieux que l’or, fait ici aussi la richesse de la ville. Le site de Texaco, endroit magique qui a une ouverture panoramique sur le ciel et la mer, se propage par le rayonnement de « mémoires transversales »48. Vieille compagnie pétrolière ou bien « compagnie de survie »49 comme l’appelle Marie-Sophie, Texaco sent l’odeur du pétrole, mais elle se situe à côté de la Doum magique50, lieu imaginaire où demeure Papa Totone, le dernier Mentô.
Le véritable moteur de cette histoire est l’imaginaire, car une force surnaturelle, magique semble accompagner les personnages dans leur conquête de la liberté. À chaque étape de l’histoire, il y a des Mentôs qui interviennent auprès des personnages. Pendant la période où Ninon et Esternome attendent impatiemment que l’abolition de l’esclavage soit proclamée d’une manière officielle, une nuit, « comme dans les contes »51, arrivent quatre Mentôs, qui par leur Parole rappellent que « Liberté n’est pas pomme-cannelle en bout de branche ! », « qu’une liberté s’arrache et ne doit pas s’offrir – ni se donner jamais »52. Or le rôle de ces Mentôs est de mobiliser un « imaginaire mosaïque »53, de lui imprimer « une convergence, une cohérence »54, de « maintenir un reste de présence (La Parole) en espérant sans doute la déployer au cœur de ce nouvel enjeu qu’était l’espace urbain »55.
IV. La fictionnalisation de l’espace
« À force de rêves »56, la ville se mue en « un organisme vivant, compact et fluide, tourbillonnant sur lui-même, chaud et sensible : une étrange totalité impossible à clôturer »57. L’En-ville est « le goulot où nos histoires se joignent »58, où se concentre « un charivari d’histoires d’amour, d’errance, de boulot, de servitudes, de révoltes »59 : histoire de Péloponèse, la mariée douloureuse qui abandonnée par Qualidor erre à travers les mornes, habillée d’une robe de mariée ; histoire de Gros-Joseph, qui reste enfermé dans sa bibliothèque pendant toute la guerre ; histoires d’amour, de servitude et d’errances de Marie-Sophie.
Le Lieu de mémoire se transforme ainsi en un espace imaginaire. C’est la fiction qui, finalement, s’avère essentielle dans l’exploration de soi-même, de ses possibilités, dans la connaissance de sa propre identité. Ce qui est ainsi reconstitué à travers la fiction est un « chaos-monde », tel que le définit Édouard Glissant :
A ce moment-là, chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du temps, du mythe, de l’être comme étant, des cultures qui se joignent, et c’est la poétique même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les réserves d’avenir des humanités d’aujourd’hui60.
Si Glissant considère que cette poétique contient des réserves pour l’avenir de l’humanité, c’est parce qu’il ne sépare pas la vie et la fiction : la réalité peut être explorée, approfondie à travers la fiction. La fiction sera aussi utilisée pour réécrire la vie, pour penser des phénomènes de notre monde d’aujourd’hui, comme la mondialisation, le métissage, le désir de transformer les Territoires en Lieux61 :
Le Lieu est ouvert et vit de cet ouvert ; le Territoire dresse frontières. […]. Le Lieu est Diversité ; le Territoire s’arme de l’Unicité. Le Lieu participe d’une Diversalité ; le Territoire impose l’Universalité. Le Lieu ne se perçoit qu’en mille histoires enchevêtrées ; le Territoire se conforte d’une Histoire. Le Lieu palpite en mémoires transversales ; le Territoire se maintient sur le tranchant d’une mémoire exclusive […]62.
En conclusion, on pourrait dire que le récit construit trois modèles de l’histoire. Le premier modèle est l’Histoire écrite par la chronique coloniale, l’Histoire officielle. À cette Histoire écrite s’oppose une mémoire orale, à savoir les histoires racontées par les conteurs à la tombée de la nuit. De cette façon « s’écrit » en filigrane, ou à l’ombre de l’Histoire, « une histoire parallèle, charnelle en quelque sorte, issue de la nuit des temps, mais tout aussi fragile, car tributaire de la seule oralité, alimentée par sa propre récitation »63. La mémoire orale assure la transmission d’une autre histoire, elle est le socle sur lequel peut se construire une identité. Pour Idoménée, par exemple, la mémoire « c’est la colle, c’est l’esprit, c’est la sève, et ça reste »64, car « sans mémoires, pas d’En-ville, pas de Quartiers, pas de Grand-Case »65. L’histoire n’est ici que la chaîne de « toutes les mémoires »66. Ce deuxième type d’histoire est plus proche de l’historicité, c’est-à-dire de la façon dont nous vivons l’histoire ou de la façon dont nous nous représentons notre vie dans l’histoire car, comme le souligne Esternome : « il faut parler, raconter, raconter les histoires et vivre les légendes »67.
Il y a enfin un troisième modèle de l’histoire : celui qui est construit par la fiction. Quand la fiction écrit l’histoire, elle s’inspire des histoires, elle trouve sa source dans l’imaginaire inépuisable de la mémoire et de la culture orale68. Cependant, comme Chamoiseau le déclare lui-même :
[…] il ne s’agit pas, en fait, de passer de l’oral à l’écrit, comme on passe d’un pays à un autre ; il ne s’agit pas non plus d’écrire la parole, ou d’écrire sur un mode parlé, ce qui serait sans intérêt majeur ; il s’agit d’envisager une création artistique capable de mobiliser la totalité qui nous est offerte, tant du point de vue de l’oralité que de celui de l’écriture. Il s’agit de mobiliser à tout moment le génie de la parole, le génie de l’écriture, mobiliser leurs lieux de convergence, mais aussi leurs lieux de divergence, leurs oppositions et leurs paradoxes, conserver à tout moment cette amplitude totale qui traverse toutes les formes de la parole, mais qui traverse aussi tous les genres de l’écriture, du roman à la poésie, de l’essai au théâtre69.
Si la fiction puise dans l’imaginaire de la mémoire orale, c’est parce qu’elle se conçoit en opposition à l’Histoire officielle, ou bien comme une variante possible de celle-ci, comme cette « façon d’affirmer la souveraineté individuelle et de la défendre quand elle est menacée ; de préserver un espace propre de liberté, une citadelle, hors du contrôle du pouvoir et des interférences des autres, et à l’intérieur de laquelle nous sommes vraiment maîtres de notre destin »70. La fiction fonctionne donc comme un contre-discours, un contre-modèle à l’Histoire officielle : elle préserve l’autre face de l’histoire.
L’histoire telle qu’elle est écrite par la fiction n’est pas uniquement un discours sur le passé, mais elle ouvre aussi sur l’avenir, elle projette un espace de possibilités. Comme le souligne Mario Vargas Llosa, « ce que nous sommes comme individus et ce que nous avons voulu être et n’avons pu être vraiment, ce que nous avons dû, par conséquent, imaginer et inventer – notre histoire secrète, seule la littérature sait le raconter »71. Et il ajoute : « C’est là, en soi, une accusation terrible contre l’existence sous n’importe quel régime ou idéologie : un témoignage éclatant de ses insuffisances, de son inaptitude à nous combler. Et, par conséquent, une corrosion permanente de tous les pouvoirs, qui voudraient tout à la fois tenir les hommes et les satisfaire. Les mensonges de la littérature, s’ils naissent en liberté, prouvent que cela n’a jamais été assuré. Ils constituent, de ce fait, une conspiration permanente pour que cela ne se reproduise pas non plus à l’avenir »72.
Notes
1 A. Clavel, « La world-fiction vous connaissez ? », L’Événement, 23 septembre 1993 : « Face aux nationalismes et autres intégrismes, des écrivains venus des quatre coins de la planète ont inventé une arme : world fiction. C’est un merveilleux éloge du métissage, une internationale de l’imaginaire dont les adeptes se nomment Rushdie, Walcott, Ondaatje, Chamoiseau. »
2 M. Kundera, « Chamoiseau, l’écrivain venu de la parole », Beau comme une rencontre multiple, L’Infini, Gallimard, n°34, été 1991, p. 1 : « Chamoiseau n’a pas fait un compromis entre le français et le créole en les mélangeant. Sa langue, c’est le français, bien que transformé, non pas créolisé (aucun Martiniquais ne parle comme ça) mais chamoisisé ».
3 P. Chamoiseau, « Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », Écrire la « parole de nuit », La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1994, p. 154.
4 P. Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 376.
5 Voir P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 180 et svt. : « Il s’agissait sans doute d’Africains initiés, occupant à l’origine des fonctions religieuses, instruits d’un savoir complexe, qui se sont retrouvés au hasard des razzias dans les soutes du bateau négrier. Les mémoires de ceux-ci subsistaient au-delà des seules chairs ; leur esprit charriait des épaisseurs d’images, de codes, de lois, de vérités rodées ».
6 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 49.
7 M. Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 57.
8 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 160.
9 Voir aussi P. Chamoiseau, « Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », Écrire « la parole de nuit », La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 151-158.
10 P. Chamoiseau, Émission sur France-Culture, Entretien avec R. Vrigny, 9. 9. 1992.
11 P. Chamoiseau, Texaco,op. cit., p. 411.
12 Ibid., p. 412.
13 Ibid., p. 488.
14 Ibid., p. 496.
15 Ibid., p. 497.
16 Ibid., p. 413.
17 Ibid., p. 257.
18 É. Glissant, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 121.
19 P. Chamoiseau, « Chamoiseau, prêtre du langage. Le Martiniquais invente un langage neuf pour célébrer l’oralité créole », L’Hebdo, Lausanne, 12 novembre 1992, Propos recueillis par Isabelle Rûf, p. 2.
20 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 115-116.
21 Ibid., p. 423.
22 Ibid., p. 425.
23 Ibid., p. 431.
24 Ibid., p. 312.
25 Ibid., p. 466. « Médicament-poème » est le titre de la section qui raconte la visite de Marie-Sophie chez Césaire.
26 Ibid., p. 489.
27 Voir R. Confiant, « Quelques pratiques d’écriture créole », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 178-179.
28 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 39.
29 Ibid., p. 160 : « Si bien que pour me divulguer cette odyssée voilée, mon Esternome utilisa souvent le terme de noutéka, noutéka, noutéka. C’était une sorte de nous magique. À son sens, il chargeait un destin d’à-plusieurs dessinant ce nous-mêmes qui le bourrelait sur ses années dernières ».
30 Ibid., p. 492.
31 Ibid., p. 222.
32 P. Chamoiseau, Émission sur France Culture, Entretien de l’auteur avec P. Casanova, 14. 9. 92.
33 É. Glissant cité par P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 491.
34 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 49.
35 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 130 : « La Trace est marque concrète : tambour, arbre, bateau, panier, un quartier, une chanson, un sentier qui s’en va…Les mémoires irradient dans la Trace, elles l’habitent d’une présence-sans-matière offerte à l’émotion. Leurs associations, Traces-mémoires, ne font pas monuments, ni ne cristallisent une mémoire unique : elles sont jeu des mémoires qui se sont emmêlées ».
36 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 48.
37 Ibid., p. 49.
38 Ibid.
39 Ibid., p. 50.
40 Voir P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 204 : « La langue créole appelle Drive une situation peu reluisante durant laquelle on erre sans fin ».
41 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 166.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 355.
44 Ibid., p. 456.
45 Ibid., p. 282.
46 Voir P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 223 : « Dans la Créolité martiniquaise chaque Moi contient une part ouverte des Autres, et au bordage de chaque Moi se maintient frissonnante la part impénétrable des Autres ».
47 Texaco, op. cit., 430-431.
48 Édouard Glissant cité par P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 227.
49 Texaco, op. cit., p. 38.
50 Ibid., p. 37 : La Doum est décrite comme « un endroit couvert par une végétation impénétrable, pleine d’ombres et d’odeurs magiciennes », « un monde hors du monde, de sève et de vie morte, où voletaient des oiseaux muets autour de fleurs ouvertes sur l’ombre ».
51 Ibid., p. 124.
52 Ibid., p. 128.
53 Ibid., p. 492.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 492-493.
56 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 226.
57 Ibid.
58 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 375.
59 P. Grainville, « P. Chamoiseau : Un charivari créole », Le Figaro littéraire, 22 septembre 1992, p. 2.
60 É. Glissant, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 124.
61 P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 227 : La notion de Lieu est une notion que Chamoiseau emprunte à É. Glissant, qui oppose le Lieu au Territoire.
62 É. Glissant cité par P. Chamoiseau, Ibid.
63 Bertène Juminer, « La parole de nuit », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 148.
64 P. Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 228.
65 Ibid.
66 Ibid.
67 Ibid.
68 P. Chamoiseau, « Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, op. cit., p. 153 : « Dans une situation comme celle-là, l’écrivain se tourne tout naturellement vers ce que les Haïtiens appellent l’oraliture ; ils désignent ainsi une production orale qui se distinguerait de la parole ordinaire par sa dimension esthétique ».
69 Ibid., p. 157-158.
70 M. Vargas Llosa, « La vérité par le mensonge », La vérité par le mensonge, (1990), trad. de l’espagnol par A. Bensoussan, Paris, Gallimard, 1992, p. 23.
71 Ibid., p. 24.
72 Ibid.