Écritures de l’histoire, écritures de la fiction » – Dossier issu du colloque 16 au 18 mars 2006/Introduction – John Pier & Philippe Roussin
Les dix essais rassemblés dans ce dossier sont issus d’un colloque international intitulé « Écritures de l’histoire, écritures de la fiction », organisé par le Centre de recherches sur les arts et le langage (EHESS-CNRS) en collaboration avec le Groupe de Recherche en Narratologie de l’université de Hambourg, et qui s’est tenu du 16 au 18 mars 2006 à la Bibliothèque Nationale de France. La très haute qualité des interventions et l’intérêt suscité par le thème du colloque devaient normalement aboutir à la publication des actes. Pour différentes raisons, cela n’a pas été possible. Pourtant, le fait qu’il a été possible, après un long retard, de rendre ces travaux accessibles au public en mettant en ligne les articles de ce dossier témoigne en soi de l’enthousiasme avec lequel le colloque et ses interventions ont été accueillis.
Les travaux qui suivent ne sont pas les textes des communications mais représentent plutôt l’élaboration d’articles dont les origines remontent au colloque de 2006. À ce titre, l’actualité du thème du colloque, hier comme aujourd’hui, se confirme, et nous remercions vivement les auteurs d’avoir accepté notre invitation de contribuer à ce dossier. Nombreux seront les lecteurs de ces contributions qui partageront avec nous les réflexions sur les rapports, aussi complexes et variés dans leurs configurations que multiples dans leur évolution historique, entre l’histoire et la fiction.
La présentation rapide des articles ci-dessous ne représente qu’un avant-goût qui, nous le souhaitons, incitera le lecteur de ces lignes à découvrir plus en profondeur les méandres du récit dans ses formes fictionnelles et factuelles contemplés par les auteurs du présent dossier.
Dans « ‘Narration fictionnelle’ et ‘narration historiographique’ ? Réflexions à partir des thèses de Hayden White et de Paul Ricœur », Michael Scheffel s’interroge sur ce que les narratologues peuvent apprendre des thèses défendues par Hayden White et Paul Ricœur. Selon Scheffel, le roman historique, à l’instar d’Ivanhoéde Walter Scott, illustre comment le récit littéraire possède la « qualité particulière de former une sorte de ‘récit spéculaire’ qui reflète les rapports mutuels entre les actions humaines et les récits et qui se comporte en fait comme un ‘laboratoire de la mise en intrigue’ ».
La contribution de Wolf Schmid, « Les événements et l’histoire dans les récits factuels etfictionnels », conteste la thèse avancée par Dorrit Cohn et d’autres chercheurs selon laquelle il existerait une « différence absolue » entre le récit factuel et le récit fictionnel. En présentant la dichotomie événements vs. histoire commune aux deux types de récit, Schmid montre que les récits de fiction sont caractérisés par la présence de « lieux d’incertitude » et par l’omniscience auctoriale, rendant possible la représentation du monde mental des personnages de fiction.
OndřejSládek, dans « On the Worlds of CounterfactualHistory: BetweenHistory andFiction », explore les différences entre le récit de fiction et le récit factuel dans le contexte de la théorie des mondes possibles, et plus particulièrement par rapport à l’histoire ‘contrefactuelle’ ou ‘alternative’. Trois types fondamentaux de mondes sont identifiés qui permettent de distinguer entre l’histoire contrefactuelle et la fiction historique contrefactuelle. L’auteur conclut que « tandis que la fiction et l’histoire créent des mondes relativement indépendants et structurellement distincts clairement les uns des autres, les récits contrefactuels créent des mondes qui sont proches soit du monde fictionnel soit du monde historique ».
Dans « Between Immanence and Chance: The Contribution of CzechStructuralism to Historiography », TomášKubičekprésente les thèses de l’école de Prague sur l’historiographie. Un des concepts clefs pour l’historiographie des structuralistes pragois est celui de smysl – ‘sens’ –, concept qui se situe à la rencontre de l’horizon de la signification textuelle et l’horizon de la réception. « La reconstruction du sens, observe Kubiček, devient une reconstruction des principes de structuration de l’histoire. Au lieu de demander si l’histoire fait sens, la question est plutôt celle-ci : ‘Quel sens l’Histoire produit-elle face aux histoires’ ? ».
Valerij G. Timofeev, dans « The Reader as Focalizer », explore les indices linguistiques de la présence du lecteur dans le récit, mais dans un but précis : comment, sous l’influence de ces indices, différencier la constitution de l’événement dans le récit de fiction et de l’événement dans le récit de l’histoire ?
Si les articles décrits ci-dessus, en mettant l’accent sur des questions théoriques, illustrent leurs propos en traitant d’un certain nombre de textes fictionnels and factuels, le deuxième groupe d’articles s’interroge sur des questions théoriques par rapport au récit de fiction et au récit factuel en s’intéressant à des corpus narratifs précis, qui vont du récit de la Grèce antique au roman récent.
Dans « Vraisemblable référentielle, nécessité narrative, poétique de la vue : l’historiographie grecque classique entre le factuel et le fictif », Claude Calame étudie le récit historiographique de la Grèce ancienne. Ici, la visée estmémorielle, mais les historiographes grecs ont aussi cherché à donner un sens aux actions des hommes. Chez Hérodote, l’accent tombe sur la justice morale et territoriale et, chez Thucydide, sur l’anthropologie de la domination. On trouve dans ces récits factuels de l’antiquité l’occasion de réfléchir « sur les modes d’une ‘fiction’ qui, au sens étymologique du terme, ‘fabrique’ et par conséquent ‘fictionnalise’ le factuel ».
Françoise Lavocat, pour sa part, explore, dans son article « Le récits de catastrophes entre histoire et fiction (XVIe-XVIIIe siècles) », l’incidence de la représentation de l’événement extrême sur la frontière entre récit de fiction et récit factuel. On trouve au début du XVIIe siècle une convergence entre romans et témoignages factuels sur les catastrophes, même s’il persiste une différence modale entre les récits fictionnels et les récits factuels. Il existe à cette époque pourtant des récits hybrides entre fait et fiction, comparables aux docufictions et aux autofictions d’aujourd’hui.
Avec sa contribution « Brecht, la crise de la démocratie, et la configuration inachevée de l’histoire : ‘La Bonne Âme de Setchouan’ et ‘La Résistible Ascension d’Arturo Ui’ », SebastianVegexamine les questions defictionnalité et de factualité par le biais du théâtre plutôt que par celui du récit. Dans son analyse des deux pièces de Brecht, l’auteur s’interroge surles possibles convergences entre le point de vue « segrégationniste », qui refuse toute confusion entre la fiction comme modélisation analogique du réel, et l’histoire considérée comme modélisation homologue. En adoptant une double perspective, cognitive et pragmatique, pour l’analyse des pièces de Brecht, Veg conclut que « malgré les convergences, la dimension cognitive prime dans l’historiographie, alors que la dimension pragmatique domine dans la fiction. »
Sabine Schlickers, dans « À la recherche de la fiction dans le récit gauchesque etpicaresque », traite d’un genre précis dans les littératures espagnoles et latino-américaines. Partant des thèses de Genette sur le récit factuel et le récit de fiction, elle montre que si ces récits sont présentés comme de véritables autobiographies, ils possèdent aussi des traces textuelles qui révèlent le caractère fictionnel d’un corpus qui s’approprie une réalité extratextuelle.
Enfin, IoanaVulturétudie l’œuvre de l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau dans sa contribution intitulée « Quand la fiction écrit l’histoire ». Naviguant entre deux cultures, celle de la mémoire orale et celle de l’écrit qui conserve le passé en le fixant dans l’écriture, cet auteur témoigne, dans son roman Texaco, d’une écriture qui révèle « en-dessous de l’Histoire tout une mosaïque d’histoires, [des] fables identitaires, produits discursifs hybrides issues de la mémoire orale, entremêlements de rapports factuels et d’imaginations transfiguratives […] ».
Chacun à leur manière, les dix essais consacrés aux liens entre « Écritures de l’histoire et écritures de la fiction » que l’on pourra lire infra ré-ouvrentle dossier considérable de la factualité et de la référence dans le récit.Au-delà de la dimension épistémologique ou méthodologique d’une telle rencontre, ce sont leurs objets mêmes qu’historiens et spécialistes des arts et des lettres ont été appelés à confronter. On peut noter qu’on s’est en particulier interrogé sur le rôle modélisant de la fiction réaliste du XIXe siècle pour les modèles narratifs utilisés en histoire ;sur les conjonctures politiques et culturelles qui donnent sens à la construction d’histoires nationales, qu’elles soient « générales » ou « littéraires ».
John Pier & Philippe Roussin