Le récit médiatique : vers une scénarisation de l’information ? Analyse narratologique du procès Swissair – Françoise Revaz
L’observation attentive de la matière narrative des quotidiens conduit à distinguer deux types de récits factuels : les récits ponctuels et les récits sériels. Les premiers racontent en une fois un événement de l’actualité achevé et complet. Il peut s’agir d’un banal fait divers ou d’un événement politique majeur mais, dans tous les cas, cette « histoire du jour » est chassée par une autre le lendemain et dès lors effacée de la mémoire. Quant aux récits sériels, couramment appelés dans le jargon journalistique « feuilletons », ils racontent des événements en cours et se déploient sur plusieurs jours, voire plusieurs mois. Dans cet article, nous allons nous intéresser à un feuilleton médiatique − le procès Swissair − qui a fait l’objet d’un suivi quasi quotidien dans les médias suisses pendant trois semaines et qui a donné lieu à une étonnante théâtralisation de l’information1.
Ce procès, relaté dans la presse en 2007, a eu lieu plus de cinq ans après un événement majeur qui a traumatisé la Suisse : le fameux « grounding » de Swissair, le 2 octobre 2001. Ce jour-là, les avions de la compagnie aérienne nationale étaient immobilisés, faute de liquidités. En novembre 2001, la Confédération (le gouvernement suisse) va injecter deux milliards de francs pour tenter de sauver la compagnie moribonde, mais la faillite sera tout de même prononcée quelques mois plus tard, le 31 mars 2002. Il résulte de cette débâcle des milliers d’emplois perdus, des milliers d’actionnaires ruinés et deux milliards de soutien de la Confédération investis pour rien. Au final, une plainte pénale est déposée par le Ministère public contre les dix-neuf personnes qui ont été aux commandes de Swissair et qui sont soupçonnées d’avoir contribué à la faillite par des négligences, des erreurs de gestion, voire des faux dans les titres. Le procès s’est déroulé en trois phases : du 16 janvier au 2 février 2007, la phase des interrogatoires ; du 15 au 19 février 2007, la phase de réquisitoire du Ministère public (qui requiert des peines de prison et des amendes) ; du 22 février au 9 mars 2007, la phase des plaidoiries, lors de laquelle tous les avocats de la défense demandent l’acquittement de leur client. Le verdict est prononcé le 7 juin 2007 : après cinq mois de dépositions et de plaidoiries, les dix-neuf administrateurs de Swissair sont tous acquittés.
Dans le présent article, nous nous intéresserons exclusivement à la première phase du procès. L’analyse portera sur un corpus constitué de tous les articles d’information (une centaine environ) qui ont paru entre le 14 janvier et le 5 février 2007 dans cinq quotidiens généralistes de la Suisse francophone : Le Matin, 24 heures, Le Temps, la Tribune de Genève et La Liberté. Les articles de « commentaires » (éditoriaux, courriers des lecteurs, interviews d’experts) ont volontairement été écartés, le but étant de se centrer sur le versant strictement « informatif » de l’affaire. Rappelons encore que le 15 janvier 2006, un an avant le procès, est sorti en Suisse un film qui retrace les derniers jours de Swissair sous le titre de Grounding. Les journaux vont y faire souvent allusion lors du procès. Il s’agit d’une fiction, d’un thriller, dans lequel les rôles des futurs inculpés sont totalement caricaturaux. Par exemple, Marcel Ospel, président du Conseil d’administration de l’UBS2 au moment de la débâcle de Swissair en 2001, est présenté comme le « méchant » et Mario Corti, le dernier patron de Swissair, comme le « gentil », celui qui a essayé de sauver la compagnie. Le spectateur a sous les yeux des personnages stéréotypés, au service d’un récit qui cherche moins à comprendre ce qui s’est passé qu’à brouiller la frontière entre réalité et fiction. Il reste que ce fut un succès populaire, puisque le film s’est retrouvé en quelques jours deuxième au box office derrière Les Bronzés 3 !
2. Le procès Swissair : un feuilleton médiatique
Le suivi du procès Swissair, dans les cinq quotidiens cités plus haut, a donné lieu à un feuilleton médiatique exemplaire. Avant d’en analyser la structure particulière, il paraît utile de définir dans les grandes lignes les caractéristiques narratologiques de ce type de récit.
2.1. Caractéristiques générales du feuilleton médiatique
L’actualité est émaillée d’événements qui feuilletonnent. Qu’il s’agisse d’un conflit politique, d’un processus électoral, d’une manifestation sportive ou d’une catastrophe naturelle, ces événements sont rapportés au jour le jour, selon le tempo dicté par leur déroulement effectif dans le monde. On a ainsi affaire à des récits fragmentés qui livrent leur intrigue progressivement, par bribes. Cette situation particulière remet en question certaines « évidences » narratives, la première étant que l’événement raconté est connu du narrateur :
L’acte narratif consiste en la mise en récit d’un événement, ce qui implique que ledit événement – effectif ou fictif – est connu du narrateur, qui ne peut raconter que s’il sait ; et inconnu du narrataire, qui tendanciellement n’écoute le narrateur que pour autant qu’il ignore ledit événement. (Bres, 2009 : 198)
Quand on s’intéresse aux feuilletons de la presse quotidienne, on constate que cette première évidence ne tient pas. En effet, les récits sériels de l’actualité sont racontés sans que le narrateur-journaliste3 sache quelle va en être l’issue. Le journaliste est dépendant d’une contrainte extérieure (le déroulement de l’affaire en cours), qu’il ne maîtrise pas. Jusqu’au moment du dénouement effectif, son récit est ouvert, dans l’incertitude provisoire de ce qui va advenir. Ce qui est intéressant c’est que le journaliste se trouve à peu près dans la même situation épistémique que son lecteur, puisque l’un comme l’autre ignorent ce qui va se passer le lendemain. Dès lors, le travail de mise en intrigue est en grande partie un travail d’anticipation, le narrateur-journaliste proposant à chaque étape des scénarios possibles pour la suite. Cela remet en question une deuxième « évidence », à savoir que l’acte narratif est rétrospectif :
Connaissance du narrateur et ignorance du narrataire structurent l’acte narratif. Or le savoir du narrateur – en dehors des cas de prédiction – ne peut guère s’appliquer qu’à un fait qui s’est passé, c’est-à-dire à un événement à narrer antérieur à l’acte narratif. Prototypiquement, l’acte narratif est rétrospectif, ce qui implique que les procès seront tout aussi prototypiquement actualisés aux temps de l’époque passée : « il était une fois ». (Bres, 2009 : 198)
On retrouve le même a priori chez Lits :
On ne peut faire un travail de mise en intrigue qu’avec un minimum de distance, car, normalement, le récit vient après l’événement. Or, actuellement, pour la plupart des journalistes, le sommet de l’information consiste à couvrir l’événement pendant qu’il se produit, parfois avant même qu’il ne se produise, comme ce fut le cas dans les longues heures de direct sans contenu proposées par l’ensemble des télévisions du monde dans les jours qui précédèrent le décès de Jean-Paul II. […] L’important n’est pas de raconter l’événement, de le mettre en récit, de l’expliquer, mais bien de dire : « on est dessus, on est dedans ». (Lits, 2007 : 2)
S’appuyant sur les travaux de Ricœur et sur la notion de configuration narrative, plusieurs chercheurs, à la suite de Lits, dénoncent cette accélération du temps médiatique qui empêche la prise de distance nécessaire pour organiser la matière narrative et construire un récit cohérent. Je considère pour ma part que raconter en temps réel ne menace pas la qualité de la mise en intrigue. Mais pour analyser cette rhétorique sérielle, il faut résolument changer de paradigme et tenir compte de son aspect dynamique où le provisoire et le prospectif l’emportent sur la clôture et le rétrospectif4.
2.2. Structure narrative du feuilleton Swissair
La presse romande a relayé le procès Swissair quotidiennement, donnant lieu à un feuilleton médiatique exemplaire. Lorsqu’on observe le récit arrivé à son terme, on constate qu’il présente exactement la même structure dans les cinq quotidiens. Trois parties peuvent être mises en évidence : le prologue, le nœud et les péripéties. Nous allons nous intéresser surtout aux deux premières parties.
2.2.1. Le prologue
Du 14 au 16 janvier 2007, les journaux annoncent l’ouverture du procès. Durant trois jours, les journalistes ravivent la mémoire des lecteurs en rappelant les détails de la débâcle de l’automne 2001 et les chefs d’accusation imputés aux dix-neuf prévenus. Ils informent également du lieu exact du procès, de son déroulement et de l’identité des accusés. Outre ces rappels et ces précisions, les journalistes insistent sur la dimension symbolique d’un procès dont on suppose qu’il constituera un moment fort de l’histoire judiciaire de la Suisse. Le quotidien 24 heures parle à ce propos de « l’ouverture du plus spectaculaire procès pénal de l’histoire économique suisse » (16.01.07). D’autres quotidiens relèvent également le côté « spectaculaire » de l’affaire : « Le procès de dix-neuf responsables de la compagnie défunte s’ouvre aujourd’hui dans une salle de spectacle capable d’accueillir 1500 personnes » (Le Matin, 16.01.07). Cette phase de présentation préalable constitue à mon sens un prologue exemplaire. En effet, elle partage la même fonction informative que le prologue des tragédies antiques qui rappelle les antécédents de l’action dramatique et l’identité des personnages. Ce qui est remarquable dans les articles qui précèdent l’ouverture du procès, c’est le souci de problématiser les débats à venir. Dans tous les quotidiens, des questions sont posées sur le pourquoi du grounding, sur la pertinence des décisions prises lors de la débâcle de Swissair et sur la part de responsabilité des dirigeants de l’époque. De même, des hypothèses sont émises sur les explications que risquent de fournir les accusés :
L’affaire Swissair a aussi été une débâcle politique
Aujourd’hui s’ouvre le procès Swissair
Comment le fleuron national a-t-il pu piquer du nez aussi abruptement et se retrouver incapable de payer le kérosène de ses avions ? Quelles responsabilités exactes ont eues ses dirigeants ? L’audition successive des 17 accusés permettra d’y voir plus clair. On attend avec intérêt les explications de l’ex-patron Philippe Bruggisser sur sa fameuse stratégie du « chasseur », qui consistait apparemment à collectionner les canards boiteux du monde aérien. Sa ligne de défense va sans doute être celle qu’ont déjà adoptée certains accusés, à savoir : « Nous avons commis des erreurs, mais il n’y a rien de pénal à se tromper quand on dirige une entreprise. Sinon c’est la fin des managers et de toute prise de risques. » Un argument qui ne tiendra pas si les procureurs démontrent qu’il y a eu gestion déloyale et même faux dans les titres. (La Tribune de Genève, 16.01.07)
Dans cet article, le journaliste fait part des questions que tout le monde se pose. Il représente en quelque sorte la vox populi. En outre, il expose les arguments du débat en postulant les possibles explications des prévenus. Le rôle que jouent les journalistes dans le prologue ressemble fort à celui du chœur des tragédies grecques5. On sait que celui-ci était constitué par un collège de citoyens (les choreutes) dont l’opinion traduisait en quelque sorte la sagesse populaire. Le chœur intervenait entre les épisodes pour commenter l’action se déroulant sur la scène. Il pouvait aussi dialoguer avec les acteurs en cours d’épisode. Rappelons qu’à leur début (Ve siècle avant J.-C.) les représentations tragiques étaient intégrées à la vie civique et qu’elles donnaient à voir aux spectateurs « citoyens » le déroulement d’une action problématique dans laquelle le héros tragique apparaissait moins comme modèle que comme problème :
La tragédie est le premier genre littéraire qui présente l’homme en situation d’agir, qui le place au carrefour d’une décision engageant son destin. Mais ce n’est pas pour souligner dans la personne du héros les aspects d’agent, autonome et responsable. C’est pour le peindre comme un être déroutant, contradictoire et incompréhensible : agent mais aussi bien agi, coupable et pourtant innocent, lucide en même temps qu’aveugle. (Jean-Pierre Vernant, Encyclopædia Universalis, p. 833)
Dans le feuilleton Swissair, on va retrouver dans la théâtralisation du rôle de certains prévenus cette image du héros tragique ambigu et déroutant, dont l’action ne semble pas avoir toujours été totalement voulue ni maîtrisée. Dès le début du feuilleton, on peut déjà dresser un parallèle entre le dispositif médiatique et le dispositif théâtral de la tragédie antique6 :
tragédie antique |
feuilleton Swissair |
Acteurs (protagonistes du drame) |
Juges et accusés (protagonistes du procès) |
Choreutes |
Journalistes |
Spectateurs |
Lecteurs |
Les prologues sont très contrastés dans les différents journaux. Les titres du Matin insistent sur le côté spectaculaire du procès :
-
Vous avez aimé le film, aimerez-vous le procès ? (Le Matin, 14.01.07)
-
Swissair : la dernière séance (Le Matin, 16.01.07)
Le premier titre compare le procès au film Grounding sorti un an avant le procès, avec un détournement de la formule figée « vous avez aimé X, alors vous aimerez Y ». Le second titre fait également allusion au spectacle avec « la dernière séance » qui renvoie en même temps à la fin de l’affaire Swissair et aux séances de cinéma. Un lecteur averti y verra une allusion aux titres éponymes d’une chanson d’Eddy Mitchell et de son émission télévisée consacrée aux classiques du cinéma américain. Ces deux titres « accrocheurs » sonnent bien sûr comme une invitation à ne pas rater le spectacle, celui qui va être relaté dans le quotidien Le Matin ! Les deux titres de 24 heures interpellent eux aussi le lecteur :
-
Swissair : rares sont les inculpés au chômage ! (24 heures, 15.01.07)
-
Swissair, des milliards pour un flop ? (24 heures, 16.01.07)
Expressifs dans leur forme (exclamation et interrogation), ces titres apparaissent cependant comme plus « politiques », dans la mesure où ils font appel à un lecteur considéré non pas comme un simple consommateur de spectacle, mais comme un citoyen doté d’une opinion. Le premier titre introduit un article dans lequel le journaliste décrit les postes importants occupés par chacun des prévenus au moment du procès. Il montre ainsi que la faillite de Swissair n’a pas vraiment été un handicap dans leur carrière professionnelle. Le second titre introduit un article dans lequel le journaliste rappelle « la lancinante question que bien des contribuables se posent : a-t-on payé plus de 2 milliards de francs pour un pur flop ? » (24 heures, 16.01.07). Par ce rappel, le journaliste joue le rôle classique du coryphée. Porte-parole de la vox populi, il problématise les enjeux du procès et, tout comme dans les tragédies antiques, il questionne la portée des actions humaines. Les titres du Temps semblent plus « constatifs » :
-
Le nécessaire procès cinq ans après le grounding de Swissair (Le Temps, 15.01.07)
-
La débâcle Swissair devant la justice (Le Temps, 15.01.07)
Ils introduisent cependant des articles dans lesquels on s’interroge cette fois sur la fonction du procès. Le premier article a pour surtitre : « Dix-neuf accusés devant la cour pour une catharsis symbolique ». Le terme de « catharsis » n’est pas anodin. Au théâtre, il désigne la purgation des passions que la représentation dramatique produit sur les spectateurs. En psychanalyse, c’est la libération d’émotions ou d’affects refoulés et responsables d’un traumatisme psychique. Tel qu’il est annoncé dans Le Temps, le procès aurait donc cette fonction cathartique apte à libérer le peuple suisse du traumatisme de la disparition de Swissair. Dans le deuxième article, sous le titre « La débâcle Swissair devant la justice », le journaliste insiste lui aussi sur l’aspect symbolique de la tenue d’un procès dont les prévenus sont tous des gens très influents, tant dans le monde économique que politique :
Un peu plus de cinq ans après l’inimaginable blocage au sol des avions à croix blanche, en octobre 2001, ce n’est pas tant le nombre des accusés, les plus de 4’000 classeurs du dossier et le gouffre de plusieurs milliards de francs laissé par la disparition de Swissair qui donnent une dimension exceptionnelle à ce procès.
Ce qui frappe, c’est surtout la force du symbole. Sur le banc des accusés prendront place plusieurs dirigeants de l’économie suisse considérés parmi les plus éminents. (Le Temps, 15.1.07)
Dans cet extrait on entend clairement la voix du chœur qui commente le spectacle qui va commencer.
2.2.2. Le nœud
L’intrigue se noue le 16 janvier 2007, au premier jour du procès. En effet, à la surprise générale, les deux premiers accusés interrogés refusent de répondre aux questions du juge. Le lendemain, tous les journaux rapportent ce fait saillant. Deux quotidiens en font même leur Une :
-
Swissair : à l’heure de rendre des comptes, les accusés se taisent (Le Temps, 17.01.07)
-
La justice aussi risque un grounding à Bülach (La Liberté, 17.01.07)
Alors que le procès a été annoncé partout comme un événement historique propre à combler enfin les attentes d’explication des innombrables personnes lésées par la débâcle de Swissair, le mutisme des accusés apparaît choquant et incompréhensible :
Le procès tant attendu des anciens responsables de Swissair, qui s’est ouvert mardi à Bülach, risque de tourner au scandale dans l’opinion publique. A part quelques précisions sur leur personne, les premiers accusés se sont murés dans le silence. L’ancien administrateur Gerhardt Fischer, 73 ans, a même déclaré au juge qui l’interrogeait : « L’affaire est trop complexe pour que je réponde oralement. » L’après-midi, Bénédict Hentsch, visiblement moins à l’aise, a fait de même. (Le Temps, 17.01.07)
Outre la stupéfaction suscitée par le silence des deux premiers prévenus, les journaux évoquent l’incertitude quant à la suite de l’affaire, personne ne sachant si les autres prévenus resteront aussi muets : « Les autres accusés vont-ils également adopter la stratégie du silence ? Motus, encore une fois. Leurs avocats refusent aussi de répondre. “Vous verrez cela le moment venu”, a déclaré l’un d’eux » (Le Temps, 17.01.07). A partir de ce moment, le feuilleton va se structurer autour de ce suspense quotidien : « Parlera, parlera pas ? » qui va tenir les lecteurs en haleine durant trois semaines. On constate que l’intrigue a démarré et que ce sont les événements eux-mêmes qui en fournissent les ingrédients.
2.2.3. Les péripéties
Le déroulement du procès a été ponctué de quelques événements saillants qui ont fait rebondir l’affaire : quand certains accusés ont accepté de parler7, quand des parlementaires ont attaqué le gouvernement pour d’éventuelles pressions sur Swissair, déclenchant un rebondissement politique inattendu à l’affaire, quand enfin l’un des prévenus, Mario Corti, a accusé l’UBS d’avoir précipité la faillite, provoquant une contre-attaque violente de la banque. Prenons à titre d’exemple le premier rebondissement. Après deux jours où le mutisme a régné en maître dans la salle du tribunal, l’un des prévenus, le milliardaire Thomas Schmidheiny, accepte de répondre aux juges. Cet événement est immédiatement relayé par les journaux :
-
Il brise la loi du silence (titre du Matin, 19.01.07)
-
Swissair : Thomas Schmidheiny assume et s’explique au tribunal (titre de 24 heures, 19.01.07)
Sous le titre de 24 heures, l’article commence comme suit :
Jeudi, 14h16. Coup de théâtre à la salle communale de Bülach. Un des dix-sept ex-responsables de Swissair cités à comparaître devant le tribunal de ce district, accepte de répondre aux questions des juges. Thomas Schmidheiny, ex-vice-président du Conseil d’administration de SAirGroup assume et s’explique presque ouvertement sur les circonstances de la débâcle. (24 heures, 19.01.07)
Même si la formule « coup de théâtre » est souvent utilisée dans un sens figuré pour désigner un événement imprévu, dans le contexte du feuilleton Swissair, elle prend toute sa dimension théâtrale. En effet, les révélations de Thomas Schmidheiny constituent un rebondissement inattendu, qui modifie le cours de l’action et qui relance l’intérêt des lecteurs, véritables « spectateurs » d’une intrigue en train de se dérouler sous leurs yeux.
3. Le procès Swissair : une représentation théâtrale
En choisissant de suivre le procès quasiment en temps réel, les journaux s’étaient assigné la tâche d’informer le public en lui rapportant quotidiennement les réponses et explications des prévenus sur les méandres de la débâcle Swissair. Or le silence de ces derniers a mis les journalistes dans une posture inconfortable puisque, d’entrée, ils ont dû annoncer qu’en fait il ne se passait rien. En même temps, l’événement inattendu qu’a constitué le mutisme des accusés a été une aubaine dans la mesure où il a ajouté une dimension émotive et dramatique à l’affaire. On peut même affirmer, a posteriori, que l’intérêt à suivre le procès s’est trouvé avivé par cette circonstance, sachant qu’offrir du suspense fidélise à coup sûr le lectorat. C’est ainsi que, dès le deuxième jour, les médias ont semblé reléguer les questions politiques et juridiques à l’arrière-plan pour raconter les péripéties du procès comme s’il s’agissait d’une représentation théâtrale. Il est vrai que, comme le constate le journaliste François Henri de Virieu, « les procès, avec leurs acteurs, leurs dialogues et monologues, leur suspense, recèlent une telle dose de dramaturgie que la tentation est forte d’assimiler le Palais à une scène théâtrale, d’y faire prévaloir, là aussi, une logique de spectacle » (1990, p. 188). Outre cette assimilation naturelle entre le tribunal et la scène, le fait que le procès se soit effectivement déroulé dans une salle de spectacle semble avoir été largement exploité pour « scénariser » l’information et donner à lire le procès comme une pièce de théâtre. Cette théâtralisation est particulièrement visible dans ces extraits du quotidien 24 heures8 :
-
Jour J. Les yeux du pays entier sont braqués sur Bülach (ZH), pour l’ouverture du plus spectaculaire procès pénal de l’histoire économique suisse. (16.01.07)
-
Bénédict Hentsch entre en scène à 13h50. (17.01.07)
-
Le spectacle devient alors déroutant. (18.1.07)
-
Jeudi, 14h16. Coup de théâtre à la salle communale de Bülach. (19.1.07)
-
Lundi 22 janvier 2007, 8h30, Bülach. Dans le procès Swissair, la semaine des starscommence. […] Mario Corti, entre en scène avec la volonté d’en découdre. (23.1.07)
-
Le flux des questions conduit ensuite l’accusé à rejouer le scénario du brillant Grounding:il y campe le héros tragique, pris dans l’engrenage d’une faillite inéluctable. (24.1.07)
-
Ce matin, un tout grand acteur de la débâcle de Swissair entre en scène : Philippe Bruggisser, président du directoire de 1996 à 2001, accusé de faux dans les titres et gestion déloyale. (25.1.07)
-
Mario Corti joue avec brio le rôle de victime. […] Un véritable show ! Le brouhaha dans la salle communale prouve que les 200 spectateurs présents apprécient. (31.1.07)
Les termes mis en évidence ci-dessus appartiennent tous au répertoire théâtral. En rapportant ainsi le procès, le journal bascule résolument dans la « médiaturgie », cette « tragédie médiatique dont les protagonistes ressemblent étrangement à certaines figures mythiques éternelles » (Huynen, 1993, p. 38). Deux composantes apparaissent essentielles pour construire une médiaturgie. Tout d’abord le narrateur-journaliste doit sélectionner un personnage apte à jouer le rôle du héros tragique. Ensuite il doit proposer une mise en scène donnant à voir autant que possible le décor de l’action et le comportement des protagonistes.
3.1. Construction médiatique des personnages
Dans la foule anonyme des dix-neuf prévenus, seul un personnage sort du lot et acquiert vraiment le statut de figure héroïque. Il s’agit de Mario Corti, le dernier dirigeant de la compagnie Swissair :
Oui, c’est bien lui, le personnage qui a inspiré le film « Grounding », 390 000 entrées dans les salles obscures l’an dernier, un vrai succès helvétique. Super Mario, le vrai, a osé, il est là en chair et en os devant ses juges, dans le même complet sombre qu’il portait du temps de sa gloire, quand il cumulait tous les pouvoirs chez Swissair. Six longs mois, une plongée aux enfers amortie par un joli parachute doré. (La Liberté, 23.01.07)
Mario Corti est présenté à l’aune d’un personnage de fiction (le héros de Grounding ou le « Super Mario » du célèbre jeu vidéo) ; c’est un personnage dont on s’étonne presque qu’il existe dans la réalité (le vrai, en chair et en os, dans le même complet sombre qu’il portait du temps de sa gloire). Quant au bref résumé de son passage chez Swissair, il relève d’un scénario tragique exemplaire : la gloire, les honneurs et le pouvoir absolu, puis la chute inéluctable9. Sa trajectoire de vie ainsi dramatisée, Mario Corti va apparaître au public sous les traits du héros tragique dont on a dit plus haut qu’il avait pour caractéristique d’apparaître comme « un être déroutant […] coupable et pourtant innocent » (Encyclopædia Universalis, p. 833). Mario Corti, bien qu’accusé majeur dans le procès, est présenté effectivement comme un personnage plutôt sympathique. A l’issue des interrogatoires, les journaux sont d’ailleurs unanimes pour souligner à quel point « les spectateurs [ont fait] preuve d’indulgence envers Super Mario » (Le Matin, 23.01.07) :
Tour à tour ferme, passionné, amer, didactique, ironique, dur parfois − mais jamais arrogant −, il a conquis la salle. Même les 12 millions de salaire qu’il a empochés par avance n’ont pas réellement entamé son capital de sympathie. […] Jusqu’au bout, Mario Corti aura réussi à imposer de lui l’image d’un homme courageux, désireux d’assumer ses responsabilités envers et contre tout. Jusqu’aux derniers jours de la compagnie aérienne, jusqu’à son dernier interrogatoire par les juges de Bülach, il aura passé pour celui qui refusait de se défiler. (Le Temps, 05.02.07)
On pourrait s’étonner de la bienveillance du public pour un co-responsable de la faillite de Swissair. Ce qu’il faut souligner c’est que le film Grounding a montré Corti comme un sauveur pris dans l’engrenage d’une faillite inéluctable :
Le film réalisé par Michael Steiner et Tobias Fueter le présentait comme un héros tragique, fidèle, à la barre d’un navire qui coule. C’est le rôle que l’ancien patron de Swissair semble vouloir endosser au procès. (24 heures, 24.01.07).
Si Mario Corti veut rejouer le scénario de Grounding c’est que le film a manifestement formaté l’opinion publique. Ainsi l’image avantageuse produite dans la fiction garantit-elle à l’accusé la construction d’un ethos positif dans la situation réelle du procès. Dans le processus de scénarisation, les journalistes ont non seulement présenté Mario Corti comme un héros sympathique, mais ils l’ont systématiquement opposé à un autre prévenu Philippe Bruggisser, présenté lui-même sous les traits du « anti-héros » :
Procès Swissair : entre supershow et messe d’adieu
Ce procès est un formidable remake de Le bon, la brute et le truand, où deux stars sortent véritablement du lot, Mario Corti le gentil et Philippe Bruggisser le méchant, et où l’on cherche encore le malfrat. Sans doute magnifiquement inspiré par le film Grounding, Mario Corti a ainsi su conquérir son public, en héros tragique, […]. Face à lui, le patron honni Bruggisser, arrogant, cassant, jamais coupable. Les « spectateurs », pour la plupart des anciens salariés, ont d’ores et déjà élu « Super Mario », auquel personne ne songe même plus à reprocher les 12 millions de parachute doré. (Tribune de Genève, 03.02.07)
Dans cet extrait, le brouillage entre le réel et le fictif est à son comble. Présenter le procès comme le « remake » d’un western est pour le moins surprenant. On constate ainsi que pour coller aux stéréotypes narratifs de la fiction le journaliste force le trait. Mario Corti, affublé du surnom affectueux de« Super Mario »,joue le rôle du « gentil », alors que le rôle du « méchant » est tenu par Philippe Bruggisser, « le patron honni ».
3.2. Contextualisation et mise en scène de l’action
Plusieurs procédés permettent de donner à voir le spectacle du procès aux lecteurs du feuilleton.
3.2.1. Les photographies
Dans le prologue, juste avant l’ouverture du procès, seules deux photographies sont exploitées. Ce sont des clichés « souvenirs » chargés d’émotion : l’image de la flottille Swissair immobilisée sur le tarmac de l’aéroport de Zürich-Kloten le 3 octobre 2001 et celle, plus symbolique encore, du démontage des lettres géantes composant le nom de Swissair, enlevées une à une du mur du bâtiment de l’aéroport et déposées éparses sur le sol. Le lieu où va se dérouler le procès n’est en revanche jamais photographié. Dès l’ouverture du procès, tous les quotidiens choisissent de montrer plutôt la photographie des accusés, le plus souvent en gros plan. La mise en scène est dramatisée dans le sens où l’on aperçoit les prévenus à leur arrivée ou à leur sortie du tribunal, entourés de caméras et de micros, manifestement pris d’assaut par des journalistes avides de capter quelques déclarations. Ces photographies, prises sur le vif, donnent au lecteur le sentiment qu’il assiste en direct à l’événement et crée ainsi une illusion de proximité. La photographie ci-dessous est particulièrement parlante. Il s’agit d’un cliché de grand format où l’on voit Mario Corti, le dernier président et patron de Swissair, au moment d’entrer dans la salle du tribunal pour y être interrogé. Le rideau rouge, le geste théâtral de Corti repoussant légèrement le rideau pour entrer dans le prétoire, tout concourt à la dramatisation :
La petite phrase « Pour la première fois de ma vie », insérée dans la légende en bas à droite, est intéressante. C’est bien le côté théâtral, le trac du débutant, qui est mis en avant ici, au détriment d’éventuelles informations sur le contenu du procès. Le début de l’article qui accompagne cette photo commence d’ailleurs en rapportant ces propos de Mario Corti : « Vous savez, c’est la première fois de ma vie que je me retrouve devant un tribunal. Je ne sais pas comment ça se passe. Ah, malheureusement, sur le fond de l’affaire, je ne peux pas donner d’interview maintenant ». Dans cette confidence, on relèvera l’emploi du pronom « je » qui invite manifestement à la connivence du lecteur avec l’accusé.
3.2.2. Les didascalies
La mise en scène théâtrale de l’information est particulièrement visible dans les longs passages d’articles qui contextualisent les débats en décrivant le cadre, le public et les accusés. Si l’on admet certaines similitudes entre procès et théâtre, on peut voir dans ces parties quelque chose qui ressemble beaucoup aux didascaliesdu texte de théâtre. On sait que, pour un lecteur de pièce de théâtre, les didascalies ont le statut de commentaire sur la situation de communication. Elles permettent de se faire une représentation du contexte dans lequel se déploie la parole. Les personnages sont nommés, on leur attribue un lieu pour parler ainsi qu’une manière de parler. On indique aussi éventuellement des gestes ou des actions qui vont accompagner leur prise de parole. Dans les articles qui rapportent le déroulement du procès, on retrouve exactement ce genre d’indications scéniques :
On ne voit les accusés que de dos. La veste de Thomas Schmidheiny, venu écouter ce qui l’attend jeudi pend sur ses épaules. Sur l’estrade de la salle polyvalente, devant un rideau de velours bleu, le président lit sa litanie de questions qui restent sans réponses. […] « Attention, glissant », proclame l’affiche faisant de la publicité pour la patinoire locale, suspendu à côté de la porte d’entrée. (Le Temps, 17 janvier 2007)
Le choix des éléments décrits par le journaliste quant au décor, aux personnages ou à leurs attitudes n’est pas laissé au hasar10d. Par exemple, la description du président du tribunal lisant sa « litanie » de questions devant un rideau de velours bleu fait plus penser à une didascalie de Ionesco qu’au compte rendu d’une séance judiciaire. Ou encore la mention de la présence de l’écriteau « glissant » à proximité du lieu où se déroule le procès ne peut être lue que comme un clin d’œil humoristique de la part du journaliste. Dans un autre extrait relatif au deuxième jour d’audition de Corti, le journaliste décrit précisément la façon dont celui-ci se présente devant ses juges : « Il est arrivé dans le prétoire comme la veille, en tirant derrière lui un bagage à roulettes dont il a extrait ses dossiers » (Le Temps, 24 janvier 2007). Dans le même souci de rendre palpable l’atmosphère du procès, le compte rendu du troisième jour d’audition comporte la description du « bureau » improvisé de Corti et de sa façon de répondre au président du tribunal. La précision des indications scéniques permettrait même de mettre en scène la pièce du procès avec une certaine fidélité :
À côté de la table réservée aux accusés, [Mario Corti] a installé son « bureau » : deux chaises qui se font face et sur lesquelles il a dressé une vingtaine de classeurs fédéraux. « Un instant s’il vous plaît », répond-il à presque chaque question du président. Se tournant vers l’étagère improvisée, il sort sans hâte le classeur correspondant, étale les documents sur la table. « Combien de temps m’accordez-vous ? » demande-t-il de manière plutôt rhétorique, toujours d’une politesse exquise devant la cour. (Le Temps, 31.01.07)
4. Conclusion
Au terme de cette analyse de la médiatisation du procès Swissair, le moment est venu de répondre à la question posée dans le titre. Assiste-t-on à une scénarisation généralisée de l’information dans les médias ou le cas du feuilleton Swissair reste-t-il un exemple marginal ? Rappelons tout d’abord ce que « scénariser » veut dire. Dans le contexte médiatique, la scénarisation consiste à raconter les affaires du moment, donc le factuel et le provisoirement inachevé, en empruntant à la fiction des scénarios préétablis. Les analystes des médias soulignent d’ailleurs souvent la parenté, voire la confusion, entre le factuel et le fictionnel : « Si le réel et la fiction sont bien souvent entremêlés, c’est entre autres parce que la réalité apparaît bien souvent construite comme une histoire fictionnelle, qu’elle rejoint les histoires lues dans les romans » (Lits, 2008 : 23). Dans son fameux essai d’anthropologie sociale consacré aux structures et aux fonctions des faits divers, le journaliste et écrivain Georges Auclair (1970) montrait déjà que la presse n’hésite pas à forcer la note pour relater l’information sous une forme dramatique, ce que l’on a désigné plus haut comme une « médiaturgie ». La fiction met donc à disposition des constructions dramatiques, des moules préformatés, où suspense et rebondissements ont la part belle. Notons que, selon les éléments fournis par l’actualité, l’emprunt va se révéler plus ou moins aisé. Récemment, par exemple, on a pu suivre en direct l’histoire de trente-trois mineurs chiliens bloqués au fond d’une mine durant près de deux mois. Au moment du dénouement, alors qu’aux quatre coins de la planète le sauvetage était suivi en direct sur Internet ou à la télévision, Arnaud Mercier, professeur en information et communication, livrait ce commentaire :
« Tous les ingrédients étaient réunis pour que les mineurs de San José deviennent les acteurs d’une épopée universelle. C’était Germinal à l’heure de la mondialisation. […] C’est comme si un magnifique récit, déjà scénarisé, avait été livré sur un plateau aux journalistes ». (Le Temps, 14.10.10)
Des mineurs disparus dans un éboulement, puis retrouvés miraculeusement par une sonde après dix-sept jours, bloqués encore pendant des semaines dans une cavité à 600 mètres de profondeur et, enfin, extraits de la terre par un puits de secours creusé dans l’urgence, l’histoire factuelle a pu se couler dans un moule narratif déjà là : la grande mythologie minière. Cet exemple n’est pas isolé et d’autres cas similaires montrent que l’information médiatique tend effectivement à être de plus en plus « scénarisée ». Cette tendance est due à l’accélération de la couverture médiatique des événements ainsi qu’à la dimension inévitablement transmédiatique des informations, relayées en même temps par la radio, la télévision, les sites web ou les blogs. Ses retombées sur le paysage médiatique sont la dramatisation de l’information et la mise en spectacle de l’actualité11.
Outre ses structures d’intrigue, ses scénarios, la fiction fournit également des modèles actionnels dans lesquels les héros, soumis aux lois du Bien et du Mal, jouent des rôles stéréotypés. Analysant « la construction du personnage dans la presse people », Lits constate ainsi :
[…] l’importance accordée aux personnages médiatiques, réels mais construits en recourant à des stéréotypes narratifs ; le primat accordé à l’émotion, voire à la sensation, sur la rationalité ; la réception fondée sur l’identification ou la projection plutôt que le recul critique. (Lits, 2009 : 125)
En soulignant le poids de l’émotion et de l’identification au détriment de la rationalité et du recul critique, Lits renvoie aux contraintes pesant sur la presse : faire savoir, certes, mais aussi émouvoir. Cette double visée d’information et de captation explique pourquoi les récits factuels (à propos desquels il est légitime d’attendre, de la part du journaliste, sérieux et rationalité) sont le plus souvent présentés sous une forme dramatique qui s’appuie sur les ressorts émotionnels. Patrick Charaudeau décrit parfaitement cette contradiction constitutive même de la médiatisation des événements du monde :
Ainsi, le contrat d’information médiatique est, dans son fondement, marqué au sceau d’une contradiction : finalité de faire savoir qui devrait tendre vers un degré zéro de mise en spectacle de l’information et satisfaire au principe de sérieux en produisant des effets de crédibilité ; finalité de faire ressentir qui devrait tendre vers des choix stratégiques appropriés de mise en scène de l’information et satisfaire au principe d’émotion en produisant des effets de dramatisation. (Charaudeau, 2005 : 74)
Dans l’exemple des mineurs chiliens cité plus haut, on retrouve les dimensions émotives et identificatoires citées par Lits et Charaudeau. Les mineurs de San José, promus au rang de héros nationaux, ont provoqué une vague d’empathie planétaire. Le jour de leur remontée en plein air, le quotidien Le Temps titrait en Une : « Ces mineurs chiliens auxquels la planète entière s’identifie » (14.10.10). En outre, du côté de l’émotion, l’attente du sauvetage, le suspense entretenu en direct et la qualité des images prises tant à l’intérieur de la cavité qu’à la surface au moment de la sortie des rescapés, tout a concouru à provoquer une compassion mondialisée.
Si la nature de l’information médiatique est certes de naviguer entre explication rationnelle et dramatisation, dans la médiatisation du procès Swissair la visée rationalisante a clairement cédé sa place à la théâtralisation. On a vu que la nature même des événements (le mutisme inattendu des prévenus) avait induit un récit fortement dramatisé avec nœud, rebondissements et suspense. En même temps, la présence d’un personnage quasiment mythique, Mario Corti, présenté comme un héros sympathique dans le docu-fiction Grounding, a certainement favorisé la confusion entre factuel et fictif. Mais ce qui aurait pu rester une simple scénarisation de l’information a rapidement basculé dans la mise en scène théâtrale avec un emprunt à la structure de la tragédie antique (prologue, nœud et péripéties), aux rôles classiques (chœur et héros tragique) et au dispositif théâtral (scène, rideau, et didascalies). Cette logique du spectacle peut s’expliquer comme une stratégie de communication. Ayant constaté que les ténors de l’économie et de la finance ne seraient certainement pas condamnés et face à ce qui est apparu très vite comme une parodie de procès, les journalistes ont choisi de raconter le procès en faisant ressortir le côté théâtral.
Bibliographie
Bres, J. (2009). La marquise sortira à cinq heures… Futur de l’indicatif en français et textualité narrative. Faits de langues, Le futur, Paris : Ophrys, 197-210.
Charaudeau, P. (2005). Les médias et l’information. Bruxelles : De Boeck.
De Virieu, F.-H. (1990). La médiacratie. Paris : Flammarion.
Huynen, C. (1993). Prométhée délivré. Récit d’une rédemption médiatique. In F. Antoine (éd.), La médiamorphose d’Alain Van der Biest (pp. 35-45). Bruxelles : Vie Ouvrière.
Lits, M. (2007). L’information à l’heure numérique ou la fin du récit médiatique ? Texte tapuscrit.
Lits, M. (2008). Du récit au récit médiatique. Bruxelles : De Boeck.
Lits, M. (2009). La construction du personnage dans la presse people. Communication, vol. 27, n° 1, 124-138.
Revaz, F. (2008). Analyse (trans)textuelle d’un objet discursif complexe : le feuilleton journalistique. In J. Durand, B. Habert et B. Laks (éds.), Congrès mondial de linguistique française (pp. 1417-1428). Paris : EDP Sciences.
Revaz, F. (2009). Introduction à la narratologie. Action et narration. Bruxelles : De Boeck et Duculot.
Revaz, F. (2010). L’éloquence du silence : analyse de la médiatisation du procès Swissair. In M. Burger, J. Jacquin et R. Micheli (éds), Les médias et le politique. Actes du colloque « Le français parlé dans les médias » – Lausanne, 1-4 septembre 2009, Lausanne : Centre de linguistique et des sciences du langage. <http://www.unil.ch/clsl/page81503.html>
Revaz, F., Baroni, R. (2007). Le fait divers sérialisé, un feuilleton médiatique. Les Cahiers du journalisme, n° 17, 194-209.
Rieffel, R. (1989). Du vedettariat médiatique. Hermès, n°4, 215-222.
Ryan, M-L. (2006). Avatars of Story. Minneapolis / London : University of Minnesota Press
Notes
1 Cet article est le pendant d’un autre article portant également sur la médiatisation du procès Swissair, mais centré sur la mise en scène de la parole (voir Revaz 2010).
2 Union de Banques Suisses.
3 C’est par commodité que je parle d’un narrateur-journaliste. On sait évidemment qu’un feuilleton médiatique n’émane jamais d’une source unique mais qu’il est le plus souvent le produit d’une pluralité de voix narratives (journalistes de différents médias, témoins, experts, etc.) qui contribuent ensemble à la progression de l’intrigue.
4 Pour plus de détails sur les caractéristiques narratologiques du feuilleton médiatique, lire Revaz et Baroni 2007, Revaz 2008 et « Le feuilleton médiatique : un récit en devenir » in Revaz 2009, pp. 167 à 192. Pour une réflexion sur la narration en temps réel, lire « Narrative in Real Time » in Ryan 2006, pp. 78 à 93.
5 Je rappelle que seuls les articles dits « d’information » ont été pris en compte pour cette analyse. Il est évident que dans les éditoriaux et les autres articles de commentaire le rôle de choeur est encore plus manifeste.
6 Dans le théâtre antique grec, le jeu tragique se déroulait sur deux plans séparés : la scène, où jouaient les protagonistes du drame, et l’orchestra où se tenait le chœur (les choreutes et leur chef, le coryphée).
7 En fin de compte, seuls quatre prévenus sur dix-neuf se sont exprimés.
8 C’est moi qui souligne les termes appartenant à l’isotopie de la théâtralisation.
9 La mention du « parachute doré » (douze millions de francs) atténue toutefois, à mon sens, le tragique de la situation !
11 Lire à ce propos Rieffel 1989 sur « l’effet de théâtralisation », pp. 218-219.