Introduction – Simone Morgagni
Les quatre essais rassemblés dans ce dossier sont issus d’une double journée d’études ayant pout titre « Narratology and the New Social Dimension of Narrative » et organisées par l’équipe du séminaire Narratologies Contemporaines du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (EHESS-CNRS) le 01 et 02 février 2010 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Les essais qui seront rapidement présentés ci-dessous ne sont pas les textes des interventions présentées lors des journées d’études, mais plutôt des versions élargies et augmentées de celles-ci, des articles dont les origines remontent aux discussions communes tenues dans cette occasion. Ils constituent ainsi une sélection des interventions de ces deux journées pouvant le mieux contribuer à éclairer et élargir ultérieurement les propos tenus dans cette occasion ainsi que lors des différentes interventions des séminaires des années 2009/2010 et 2010/2011 en mettant en évidence, par l’analyse de quelques cas concrets, l’importance des questionnements théoriques que nous nous étions posés avec l’ensemble des nos intervenants et auditeurs.
Les nouveaux usages sociaux du récit ont en fait été la thématique à laquelle le séminaire de Narratologies Contemporaines a dédié son année 2009/2010 et 2010/2011. Depuis 2006 le séminaire se propose d’aborder le récit en partant des approches les plus récentes également définies, dès 1999, par David Herman, comme Narratologies Postclassiques dans la volonté affichée de marquer une nouvelle étape dans les études narratologiques et, en particulier, dans le but de mieux marquer les différences avec l’étape précédente, c’est à dire celle constitué par la narratologie née dans les années ’60. Il y a toutefois des multiples manières de définir ces approches et, entre autres, nous avions choisi de les approcher en les fédérant autour de quelques axes principaux et notamment autour de leurs méthodes, leurs objets ainsi que par la délimitation de leurs champs d’applications.
En ce qui concerne les méthodes, avant tout, la narratologie postclassique tout en n’étant pas une négation ou un rejet de la narratologie classique se différencie toutefois par rapport à cette dernière, par la volonté de poser de questions plus vastes : qu’il s’agisse du rapport entre structure narrative et formes sémiotiques, de leur interaction avec une culture entendue sur le modèle de l’encyclopédie, de la fonction et non pas seulement du fonctionnement du récit, de la dynamique de la narration, du récit comme processus et non pas simplement comme produit, du rôle du récepteur, de l’histoire du récit autant que de son système, des récits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie. Si la narratologie classique empruntait ses méthodes et ses concepts à la linguistique en les appliquant aux objets littéraires, la narratologie postclassique ne se limite plus à l’application des méthodes et des ressources propres aux sciences textuelles mais également à celles d’autres sciences et en particulier à celle des sciences cognitives. De plus elle aurait tendance à se déployer en partant de corpus plutôt que de textes singuliers de la tradition littéraire, ainsi qu’en partant de corpus de textes non littéraires ou des textes factuels.
Il nous est conséquemment possible de dire que ces deux moments se différencient également par leur objet, ce dernier étant dans la narratologie postclassique bien plus étendu et différemment approché par rapport à ce qui était traditionnellement fait dans les études narratologiques. Nous assistons en fait, depuis une bonne vingtaine d’années, à une extension toujours plus vaste des domaines auxquels il est possible d’appliquer les méthodes narratologiques ce qui implique, en même temps, des interrogations de plus en plus pressantes sur les limites du récit ainsi que sur sa définition
Enfin il est nécessaire de prendre en compte la difficulté dédoublée constituée par le fait que la narratologie classique restait encore dans l’orbite de la littérature alors que cette nouvelle narratologie n’étudie pas le récit seulement comme un mode artistique, mais aussi et peut être beaucoup plus comme un mode de pensée, ce qui ne peut que complexifier la question par l’élargissement tant du domaine d’étude que des conséquences épistémologiques d’un tel élargissement. Dans une liste tentative visant à saisir les questions principales ayant traversé le domaine narratologique dans une période récente on ne pourrait pas ne pas prendre en compte les récits littéraires de fiction bien sûr, mais également les récits oraux des conversations ordinaires, devenus le fondement d’une narratologie naturelle chez Fludernik, ou encore les récits et les usages de ces récits dans le cadre des sciences (dites) humaines et des sciences (dites) dures.
Plusieurs constats communs pourraient être tirés en partant de ces trois premiers axes. Nous n’en énumérerons que quelques-uns, bien loin de vouloir en donner une liste exhaustive et définitive. Il y aurait avant tout une confirmation de l’affirmation lancée dès le départ des naissantes études sémiotiques et concernant la dimension anthropologique universelle des récits. S’il est vrai que par la suite il y a eu un grand écart entre cette affirmation et les travaux empiriques et théoriques qui auraient dû la supporter, on peut remarquer, au moins à partir des années ’80 que l’étude du récit s’est graduellement détourné des initiales perspectives dominantes, centrées sur les récits littéraires, vers des analyses des récits liés à des produits culturels entendus au sens plus large ainsi que, plus directement, à la théorie de la communication, à la pédagogie, à la sociologie, à la cognition, à la thérapie, à la mémoire, au droit, à la politique, à l’acquisition du langage ou encore à l’intelligence artificielle qui méritent d’être approfondis et ultérieurement élargie en vue d’un abandon progressif d’une vision limitant l’établissement des capacités narratives humaines au modèle prototypique des récits et en vue d’un élargissement permettant de prendre en compte la multiplicité des matériaux narratifs empiriquement constatés. Ce travail devrait, de manière complémentaire, être élargi afin de parvenir à prendre en compte la globalité des composantes cognitives de l’activité narrative, le récit ne pouvant plus être considéré exclusivement comme construit sur un modèle linguistique, mais plutôt construit à l’échelle des pratiques narratives, c’est-à-dire au niveau des boucles dynamiques entre phénomènes perceptifs et cognitifs débouchant sur la mise en place de cette structure d’organisation intersubjective de la connaissance qu’est la narrativité par le dépassement d’une frontière trop rigide entre monde signifiant et monde naturel.
Un deuxième constat pourrait être celui correspondant à expliciter que si la narratologie classique s’intéressait à la représentation de l’action humaine par le biais de ses traces linguistiques, la narratologie postclassique devra maintenant se préoccuper de la description de la construction narrative dans le cadre plus vaste des activités sociales et cognitives humaines. Ce deuxième point semble particulièrement important parce qu’il implique une multiplicité de dimensions, encore très peu étudiées et dont l’analyse sera nécessaire afin de parvenir à une vision globale, systémique, des processus sémio-cognitifs permettant de rendre compte de l’élément narratif. Dans ce cadre on pourrait rappeler, entre autres, la question des liens entre narration et perception, narration et raisonnement, narration et les identités subjectives ou collectives, narration, sciences et épistémologie de la connaissance pour ne citer que celles qui semblent actuellement jouer les rôles les plus importants.
L’objectif de cette introduction n’étant pas de faire une exposition détaillée de l’ensemble de ces problématiques, mais juste d’indiquer les axes principaux autour desquels le séminaire s’est articulé dans ces deux années, il sera maintenant question de laisser la parole aux travaux empiriques présentés par nos collègues pour qu’ils puissent concrètement commencer à tracer quelques-unes des voies à peine esquissées.
María Dolores Porto et Manuela Romano traitent ainsi, par le biais de la théorie de l’intégration conceptuelle, un corpus des conversations radiophoniques à haut contenu émotionnel en montrant les moyens et les processus utilisés pour que la production et la réception de cette production fragmentaire soit intégrée au niveau de l’interaction dans un tout cohérent.
Françoise Revaz se concentre au contraire sur la dimension médiatique et sociale d’un cas de sérialisation narrative en montrant les différentes étapes de développement et la progressive intégration des actualités du procès Swissair tant au niveau émergeant du récit médiatique du procès qu’au niveau des stéréotypes et des modèles culturels préexistant.
Dans le troisième essai présenté, Baptiste Campion, sur la base d’un travail empirique d’inspiration expérimental, développe un certain nombre de questionnement théoriques concernant la recherche narratologique se voulant élargie à un niveau cognitif. Il pose, plus en particulier, le problème de l’activité accomplie par le lecteur empirique et des effets cognitifs impliqués par l’interaction avec le récit.
Divina Frau Meigs enfin, par l’analyse d’un corpus de séries télévisées américaines récentes, met en valeur les effets cognitifs qui pourraient dériver de certains types de mise en récit ou de certains modes de représentation au niveau de la collectivité se concentrant en particulier sur les aspects politiques et sécuritaires propres aux USA à la suite des attentats du 11 septembre 2001.
Pour conclure nous nous limiterons à expliciter le plaisir que nous avons à inaugurer, avec la publication de ces actes, une nouvelle partie de notre site destinée à rendre disponibles des textes et des contributions de nature différente qui, pour des multiples motivations, n’auraient autrement pas pu voir le jour dans le circuit classique de publication. Nous espérons que cela puisse contribuer à montrer la vitalité des recherches dans le domaine de la narratologie, à rendre plus largement disponibles aux lecteurs les réflexions sur les nouvelles dimensions sociales que le récit semble devoir ou avoir dû incorporer dans la complexité et la variété de configurations qui nous semble nécessaire d’analyser et que ces travaux contribuent à éclairer.
Simone Morgagni