Pour une cartographie de la narratologie

Ekaterina Yu. Sokrouta (Moscou)

Pour une cartographie de la narratologie

Abstract : Cet article traite de la cartographie de théories narratives dans le contexte de la recherche internationale en narratologie. Selon certaines classifications, il existe plus de vingt-cinq sortes de narratologie dans la recherche internationale actuelle. Une telle diversité rend la compréhension commune de concepts et de terminologie difficile à atteindre et pose des difficultés au niveau de la traduction d’une langue dans une autre de textes employant des termes narratologiques. Prenant comme exemples les concepts d’événement et de personnage en russe et dans d’autres langues, l’auteur montre comment les divergences de terminologie peuvent conduire à des malentendus dans le débat scientifique. Afin de remédier à ces difficultés, elle propose l’idée d’un dictionnaire comparatif international en ligne de termes et de concepts narratologiques employés dans les narratologies russe, français, allemands et anglo-américains.

Mots-clés : narratologie comparative, dictionnaire multilingue de narratologie, événement, personnage

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Je voudrais ici examiner l’idée d’un dictionnaire comparatif qui réunirait les plus largement reconnus des termes et concepts relatifs à la narratologie en différentes langues. Mon point de départ est simple : la narratologie contemporaine, il faut le reconnaître, n’est pas un domaine scientifique unique et monolithique, mais une combinaison complexe de disciplines diverses, dont le nombre et le contenu varient tous deux en fonction des approches disponibles aujourd’hui et des traditions nationales au sein desquelles elles opèrent. On peut ainsi parler de narratologie française, allemande, russe, etc. Il faudrait aussi conserver à l’esprit les plus de vingt-cinq narratologies qui ont pu être identifiées dans la tradition anglo-américaine par Ansgar Nünning, il y a quelques années.

Ce à quoi nous pensons généralement lorsque nous parlons narratologie, c’est un certain nombre de langages narratologiques. Cela signifie-t-il que les narratologues d’écoles différentes sont incapables de se comprendre ? Pour répondre à cette question, examinons de plus près les sujets d’étude de la narratologie d’aujourd’hui. On s’accorde largement à reconnaître que la clarification des termes et la définition des frontières entre hypothèses sont intimement liées à l’analyse des récits. Cependant, il existe de nombreuses différences dans nos manières de comprendre les catégories narratologiques, même lorsque les mots utilisés pour les désigner sont les mêmes.

Prenons par exemple le mot signifiant personnage en russe. Il n’a pas exactement la même signification que l’anglais character. En russe, характер (personnage) renvoie à la nature intérieure, aux habitudes morales d’une personne, et non à un acteur dans une histoire. La différence est encore plus grande avec le terme français « personnage ». Ceci n’est qu’un exemple des obstacles auxquels se trouve confronté l’usager et le traducteur de la terminologie narratologique.

Autre exemple : la catégorie narratologique fondamentale nommée event en anglais a fait l’objet d’un nombre déconcertant de définitions variées. Voici celle qu’on trouve dans l’article de Peter Hühn dans le Handbook of Narratology :

Le terme « event » [événement] réfère au changement d’état comme étant l’une des caractéristiques constitutives de la narrativité. On peut distinguer le « type 1 », type général ne satisfaisant à aucune condition spéciale, et le « type 2 », qui satisfait à certaines conditions supplémentaires. L’événement type 1, c’est tout changement d’état explicitement ou implicitement représenté dans un texte. Un changement d’état correspondra au type 2 si on lui attribue, par décision interprétative et liée au contexte, certains traits tels que la pertinence, l’aspect inattendu, ou le caractère inhabituel. (Hühn 2014 [2009] : 159)

Cette définition est influencée par la lecture du concept d’événement qu’a faite Wolf Schmid dans l’ouvrage de Iouri Lotman La structure du texte artistique (1973 [1970]). Elle arrive ainsi aux lecteurs de langue anglaise de Russie par l’intermédiaire de l’Allemagne.

Gerald Prince décrit le concept d’événement en des termes bien différents. Selon lui, l’événement c’est « un changement d’état manifesté dans le discours par une affirmation de procès en mode « Do » [faire] ou « Happen » [se produire]. Un événement peut être une action ou acte (le changement est opéré par un agent : ‘Mary ouvrit la fenêtre’), ou bien une Occurrence (le changement se produit sans agent : ‘la pluie se mit à tomber’) » (Prince 2003 [1989] : 28).

Plus connu dans la narratologie russe, Mixail Baxtin considère le concept d’événement dans sa relation avec l’existence : бытие (bytiye) → событие (so-bytiye), ou la co-existence, l’être ensemble. Pour Baxtin, « être », c’est l’événement primordial, « unique et unifié ». Cependant, il est impossible que toutes les choses de l’univers existent « par elles-mêmes », car elles se trouvent en interaction constante avec d’autres choses. Un homme commet un certain acte, et le résultat est une « co-existence » de cet acte dans sa vie et dans le monde. Les gens sont en permanence en situation de dialogue, non seulement grâce à l’usage des mots, mais aussi à travers leurs actes et leurs rencontres avec des occurrences dues au hasard. L’univers est lié à l’histoire humaine sous la forme d’un dialogue. C’est pourquoi le dialogisme est si important dans la philosophie de Baxtin et dans sa théorie littéraire.

Pour traduire le terme de Baxtin au sein des études narratologiques, il faut prendre en compte les différents contextes conceptuels de ces définitions. C’est la même chose lorsqu’il s’agit de traduire des termes français, allemands ou anglais vers le russe. Ce cas n’est en rien isolé. Il nous mène à la question suivante : où trouverons-nous une ressource commode pour venir à bout des difficultés et incompréhensions rencontrées lorsque nous traduisons la terminologie et les concepts narratologiques ?

L’entrée en scène internationale du Handbook of Narratology est l’exemple majeur d’une approche synthétique des études en la matière. Cette collection d’articles présente les concepts et théories fondamentaux dans le domaine de la narratologie. Sa version en ligne, the living handbook of narratology, permet aux lecteurs de commenter les articles existants, de suggérer des précisions ou des corrections, et de soumettre au comité de lecture de nouveaux articles, ce qui encourage le développement d’une discussion internationale.

Ce que je propose ici, c’est de créer un court thésaurus, comprenant les principales définitions des termes en trois langues ou plus, qui soulignerait les caractéristiques propres à chaque tradition nationale. Pour encourager une participation active, un tel projet requiert une plate-forme interactive multi-utilisateurs dotée d’une structure dynamique où les utilisateurs agréés puissent publier des commentaires et notifications. Cette approche trouve aujourd’hui son application avec le Dictionary of Unnatural Narratology (2017) compilé et édité par Jan Alber, Henrik Skov Nielsen, Brian Richardson et Stefan Iversen. Ce « dictionnaire », qui ne donne les définitions qu’en une seule langue et manque de dimension comparative, est en fait voué à une autre mission de recherche. Il vise à mettre en place un ensemble de critères relatifs à la définition et à l’analyse des récits dits « non naturels », à savoir « les récits qui transcendent ou violent les frontières du réalisme conventionnel ».

Notre objectif à nous est de produire un International Dictionary of Narratological Terms (Dictionnaire international des termes de narratologie) en vue de permettre, dans une perspective comparative, une compréhension des principaux termes et catégories narratologiques plus nourrie que celles existant aujourd’hui. Un tel dictionnaire permettrait en outre d’établir une carte multi-langue de la narratologie qui refléterait les interactions et influences mutuelles, surtout entre les études narratologiques russes, françaises, allemandes et anglo-américaines.

Monika Fludernik a proposé un schéma possible pour une histoire de la narratologie, se fondant sur l’évolution des divers paradigmes linguistiques :

Une façon de cartographier l’histoire de la narratologie est […] de la voir comme adoptant successivement, un par un, les paradigmes linguistiques tels qu’ils apparurent au XXe siècle : structuralisme (narratologie classique) ; linguistique générative (grammaire des textes) ; sémantique et pragmatique (théorie de l’acte de langage, questions de politesse, etc.) ; linguistique textuelle (analyse de conversation et analyse de discours critique) ; et maintenant linguistique cognitive (narratologie cognitiviste). (Fludernik 2005 : 48)

Compte tenu de cet arrière-plan, la motivation centrale du projet que je porte est de créer une carte de la narratologie moderne en identifiant les influences mutuelles et les racines communes au sein des différentes traditions nationales, de même que les postulats et principes scientifiques sous-jacents à ces traditions. Cela présenterait un intérêt considérable, non seulement pour la narratologie, mais aussi pour la promotion du dialogue scientifique et des relations transculturelles.

Comme chacun sait, tout terme élémentaire tend à faire l’objet de définitions nombreuses et diverses. Prenons deux brefs exemples. A. J. Greimas a développé le bien connu modèle actantiel qui sous-tend la structure de tout récit. Selon cette théorie, l’ ‘actant’ n’est pas un personnage au sens traditionnel du terme, mais « celui qui accomplit ou qui subit un acte, indépendamment de toute autre détermination » (Greimas et Courtés 1979 : 3). Ce concept, repris par Greimas, provient en partie de la théorie syntactique de Tesnière, ainsi que de la Morphologie du Conte, de Vladimir Propp (1965 [1928]), où les personnages sont groupés en des « sphères d’action » (le méchant, le donneur, l’aidant, la princesse, etc.). L’étude de Propp a inspiré Greimas, ainsi que de nombreux autres chercheurs.

Greimas a entrepris de compléter les « sphères d’action » de Propp en puisant dans l’analyse du mythe d’Œdipe par Claude Lévi-Strauss. À l’intersection de ces concepts se trouve la notion de mythème, que Lévi-Strauss fait dériver de la fonction de Propp : « l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue » (Propp 1965 [1928] : 31). Dans la tradition russe, cependant, ces concepts ne sont aucunement liés, si bien que la communication sur ces sujets risque de déboucher sur des malentendus sérieux.

En fait, Greimas a accepté l’affirmation de Propp selon laquelle il existe un schéma général pour les récits, mais il a placé ce schéma au sein d’un système théorique différent, fondé sur le concept de structure. Propp a comparé les intrigues de plusieurs contes et produit un modèle morphologique de récit. Greimas, pour sa part, est parti de l’idée que la littérature est structurée comme une langue et fondée sur un modèle linguistique particulier.

L’un des éléments fondamentaux du modèle de Greimas est l’actant, qui, selon lui, combine ‘l’acteur’ et ‘les fonctions de l’acteur’ étudiés par Propp. Mais en même temps, ‘actant’ et ‘acteur’ ne sont pas la même chose. L’ ‘acteur’ c’est « le lieu de convergence et d’investissement des deux composantes syntaxique et sémantique » (Greimas et Courtés 1979 : 7-8). La tradition russe, comme nous l’avons dit, est accoutumée au terme характер (caractère), ce qui induit une confusion potentielle et un brouillage des distinctions lorsque ‘caractère’ est confronté à ‘actant’, ‘acteur’ et ‘narrateur’.

Une ressource interactive permettant de clarifier de nombreux points du même ordre faciliterait le travail des narratologues tant dans leur enseignement que dans leur recherche. Une telle ressource serait également d’un grand secours pour les traducteurs qui, s’ils ne sont pas sensibilisés aux diverses définitions et significations des termes narratologiques en différentes langues et au sein de différentes écoles de pensée, courent le risque de propager des idées fausses et des malentendus.

La création d’un dictionnaire comparatif interactif compilé grâce aux ressources d’une plate-forme de communication vivante ouvre des perspectives fructueuses dans le développement de la narratologie et de la communication scientifique internationale.

Traduit de l’anglais par Nelly Valtat Comet

Bibliographie

Alber, Jan, Henrik Skov Nielsen, Brian Richardson and Stefan Iversen, éd. (2017), Dictionary of Unnatural Narratology. Consulté le 15 juin 2018. http://projects.au.dk/en/narrativeresearchlab/unnaturalnarratology/dictionaryofunnaturalnarratology/

Fludernik, Monika (2005), « Histories of Narrative Theory (II) : From Structuralism to the Present », in A Companion to Narrative Theory, James Phelan et Peter J. Rabinowitz (éd.), Malden, MA, Blackwell Publishing Ltd., p. 36-59.

Greimas, A. J. et J. Courtés (1979), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette.

Hühn, Peter (2014 [2009]), « Event and Eventfulness », in Handbook of Narratology (2e édition), Peter Hühn, Jan Christoph Meister, John Pier et Wolf Schmid (éd.), Berlin/Boston, Walter De Gruyter, p. 159–78. Disponible également en ligne dans the living handbook of narratology à : http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/event-and-eventfulness

Lotman, Iouri (1973 [1970]), La structure du texte artistique, Henri Meschonnic (trad.), Paris, Gallimard.

Prince, Gerald (2003 [1989]), Dictionary of Narratology (édition révisée), Lincoln/Londres, University of Nebraska Press.

Propp, Vladimir (1965 [1928]), Morphologie du conte, suivi de « Les transformations des contes merveilleux » et de E. Mélétinski, « L’étude structurale et typologique du conte », M. Derrida, T. Todorov et Cl. Kahn (trad.), Paris, Seuil.

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Ekaterina Yu. Sokrouta

Candidate en sciences philologiques (2012) et doctorante à l’Institut de littérature mondiale Gorky de l’Académie des sciences de la Russie (Moscou). Elle est chercheuse associée à l’Université des Sciences Humaines de Moscou, rédactrice et traductrice de la revue Novyj filologicheskij vestnik et secrétaire de direction de la revue internationale en ligne Narratorium. Ses publications sont dans les domaines de la théorie littéraire et la narratologie avec un accent particulier sur la métanarrativité dans le roman russe et européen.