Narratologie non naturelle : récit à la première personne di présent, récit à la deuxième personne et narration homodiégétique dans la focalisation zéro – Henrik Skov Nielsen (traduit par Atoma T. Batoma)

Introduction

Cet article a fait l’objet d’un exposé oral à un séminaire à Paris en 2010 sous le titre judicieux de « Quels Récits au-delà de la Narratologie Mimétique ? » Le titre semble impliquer un consensus au sujet du besoin d’aller au-delà de la narratologie mimétique et aussi que – étant donné la marque du pluriel dans le mot narratologies– il y a plusieurs manières d’y parvenir. Je voudrais soutenir l’idée que la narratologie non naturelle devrait au moins être une de ces manières.1

J’essayerai de mettre en contexte les raisons pour lesquelles je crois utile de parler des récits non naturels et de la narratologie non naturelle. Mon argumentation ira du général au spécifique, le général prenant la forme d’un bref exposé de quelques éléments du paysage de la théorie du récit et de certaines des questions qu’elle soulève, et le spécifique consistant en défis à la compréhension, basée sur le sens commun, des récits et des voies fictionnelles. Ces défis sont posés par des formes particulières telles que la première personne, récit au temps présent, récit à la deuxième personne, et le récit à la première personne qui offrent un accès à l’esprit de plusieurs personnages. Pour commencer, l’on pourrait se demander si nous n’enfonçons pas les portes ouvertes en disant que tous les récits ne suivent pas les mêmes règles et que certains récits sont très antimimétiques, etc.2 Je dois avouer qu’en parlant des récits non naturels je ne me sens pas à l’aise en supposant que certains récits sont non naturels, et que mon malaise se dédouble lorsque je suppose que d’autres récits sont naturels. Ce n’est pas en soi une distinction sur laquelle je voudrais me m’attarder.

Des cadres très importants et influents de la théorie du récit sont cependant construits sur cette l’idée selon laquelle nous appliquons en effet les mêmes stratégies d’interprétation à tous les récits. En utilisant le terme ‘récits naturels’ j’entends tout simplement faire ici référence aux récits qui ont été désignés comme tels par des théoriciens très influents du récit. Le terme ‘naturel’ a été appliqué à la théorie du récit de la manière la plus remarquable par Monika Fludernik dans Towards a ‘Natural’ Narratology. Elle décrit le terme de la manière suivante :

Le récit naturel est un terme qui a fini par définir les récits « qui se racontent naturellement ». […]. Ce que j’appellerai récits naturels dans ce livre comprend, principalement, les histoires qui se racontent dans des conversations spontanées (Fludernik, 1996, p. 13).

Mon but n’est pas de discuter de la question de savoir si les récits conversationnels sont plus naturels que les récits littéraires ou visuels par exemple. Je voudrais plutôt examiner un point qui est important pour Fludernik, – et même plus important pour David Herman – à savoir l’idée que tous les récits sont génétiquement liés aux récits conversationnels qui sont considérés comme prototypiques, et que nous utilisons le même répertoire cognitif et les mêmes stratégies d’interprétations pour rendre compte de tous les récits. Il me semble que la narratologie cognitive est à même de montrer adéquatement la complexité du récit oral, la nature potentiellement expérimentale de celui-ci et la possibilité qu’il a d’utiliser les stratégies qui sont normalement associées à la fiction. Il me semble aussi qu’elle est moins adepte dans sa description de la manière dont les stratégies d’interprétation sont effectivement utilisées. Bien que la narratologie cognitive ait un bon argument contre ce que David Herman appelle « la thèse de l’exceptionnalité » (la thèse que certains aspects servent à de distinguer la fiction comme genre ou catégorie uniquement;la position de Doris Cohen en est un bon exemple), il va trop vite lorsqu’il va jusqu’à traiter tous les récits (oraux et littéraires) commes’ils étaient non fictionnels et dé-fictionnalisés, et donc comme si toutes les règles linguistiques qui s’appliquent à la communication non fictionnalisée seraient également applicables ici : Comme si « Je » faisait toujours référence à l’énonciateur, et « tu » au narrataire. Il procède de l’hypothèse que – et ceci constitue un aspect qu’il a en commun avec les modèles communicationnels de la narration et a un certain degré avec le modèle rhétorique de Phelan – «[…] chaque instance narrative est littérale vis- à -vis des évènements représentés, en d’autres termes qu’elle est en continuité ontologique avec le monde sur lequel elle fait un rapport […] » (Walsh, « Person » 39).3

A mon avis le plus important n’est pas d’établir une dichotomie et de dire que certains récits sont non naturels, mais plutôt de dire que différents récits requièrent des stratégies interprétativesfondamentalement différentes. Par conséquent, les réponses aux questions du « quoi » et du « comment » de la narratologie non naturelle se posent pour moi dans les termes suivants :

Qu’est-ce qu’un récit non naturel? C’est un récit qui indique au lecteur comment utiliser les stratégies d’interprétation qui diffèrent de celles qu’il utilise dans des situations narrativesnon fictionalisées, et conversationnelles.

Qu’est-ce que la narratologie  non naturelle? L’étude de ces stratégies et de leurs conséquences interprétatives.

Je voudrais, dans le reste de cet article,

  • a) Soutenir que la théorie de la focalisation de Genette est beaucoup plus naturelle qu’on ne la reconnu

  • b) Donner trois exemples brefs de techniques qui provoquent les stratégies d’interprétation non naturelles

  • c) Conclure en parlant des différents moyens d’optimiser la pertinence

Genette et qui voit/qui parle ?

Je voudrais commencer cette section en citant deux moments très célèbres de la narratologie classique. Le premier passage  est la redéfinition par Fludernik de la narrativité en termes « d’expérientialité » au lieu d’intrigue :

Dans mon modèle il peut y avoir des récits sans intrigue, mais il ne peut y avoir des récits sans une expérience humaine (anthropomorphique) de quelque sorte à un certain niveau narratif (Fludernik, 1996, p. 13).

Cette approche a eu beaucoup d’influence dans de nombreuses définitions importantes et conceptualisations du récit, y compris la définition de Herman dans son ouvrage intituléBasic Elements of Narration oùl’expression « ce que c’est que »(« whatit’slike»)(de vivre des évènements et des perturbations)constitueun élément de base. De façon plus générale, il semble y avoir un changement dans la pensée de la narratologie des conceptions basées sur l’intrigue vers celles basées sur l’expérience.

Le deuxième moment est si célèbre que c’est un lieu commun de dire qu’il est si célèbre qu’il a à peine besoin d’être cité. Il se trouve dans Le discours du récit (DR) de Genette :

Toutefois, la plupart des travaux théoriques sur ce sujet […] souffrent à mon sens d’une fâcheuse confusion entre ce que j’appelle ici mode et voix, c’est- à -dire entre la question quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ? et cette question toute autre : qui est le narrateur ? – ou, pour parler plus vite, entre la question qui voit ? et la question qui parle ? (Genette, Discours de la méthode, 203)

Il est facile de voir, même  à première vue, certaines des différences entre les deux moments: Genette est interessé par les catégories linguistiques comme le mode et la voix. Fludernik est interessée par la cognition et l’expérience humaine. Toutefois, comment Genette arrive-t-il à cette distinction qui, sans être à l’abri de défis, est aujourd’hui si largement reconnue ? Qu’y a-t-il de vraiment original dans l’idée et la distinction de Genette ? Dans Nouveau discours du récit Genette fait de son mieux pour minimiser l’importance de la découverte. Il écrit à propos de son étude de la focalisation :

Ce n’était jamais qu’une reformulation, dont le principal avantage était de rapprocher et de mettre en système des notions classiques telles que « récit à narrateur omniscient » ou « vision par-derrière (focalisation zéro), « récit à point de vue, à réflecteur, à omniscience sélective, à restriction de champ », « vision avec » (focalisation interne, ou « technique objective, behaviouriste », « vision du dehors » (focalisation externe) (Genette, 1983, p. 44).

Dire que la focalisation zéro n’est rien de plus qu’une systématisation d’idées standard telles que celle de narrateur omniscient, c’est, me semble-t-il, à la fois trop modeste et très imprécis. Deux choses au moins frappent l’esprit lorsque l’on parcourt Nouveau discours sur le récit (NDR):D’abord, la visite faite à chaque chapitre varie  énormément par rapport à la longueur de l’histoire : Dans DR les quatre premiers chapitres sur cinq contiennent plus de 200 pages. Ces pages sont réduites à quelques vingt à trente pages dans NDR. Ensuite, lorsqu’il s’agit de revisiter le dernier chapitre sur la voix et l’intersection entre le mode et la voix, la discussion de ces questions prend près de cent pages. Va-t-on parler de différence de durée ici !

La deuxième chose est très liée à la première: Dans DR le long chapitre sur “l’ordre” dure environ 50 pages mais ne résulte (dans DR ou NDR) dans aucune taxonomie ou schéma pour les différents genres de récits. Ceci est également vrai du chapitre presqu’aussi long  sur « La Durée »et sa revisite. Et celui sur « La fréquence » et sa revisite. Et dito pour « Le Mode ». Toutefois, lorsqu’il s’agit de situations narratives et de considérer le mode et la voix de manière conjointe, les schémas prolifèrent soudain, aboutissant, – parmi d’autres choses –dans le fameux schéma à six boîtes

Pour quelle raison exactement cette distinction (mode/voix, qui voit/qui parle) qui n’était jamais « rien d’autre qu’une reformulation » est-elle la distinction sur laquelle sont basées les situations narratives de Genette ? Pourquoi parait-il beaucoup plus utile de distinguer entre les genres de récits sur la base de différentes focalisations que sur la base, disons, de la fréquence ou de l’ordre ? Pour pouvoir répondre à cette question il nous faudra examiner l’idée de focalisation qui, dans DR et NDR, ne se résume pas tout simplement à une reformulation d’idées standard antérieures. Revenons au Discours du récit. Genette y écrit :

Il est certes légitime d’envisager une typologie des « situations narratives » qui tienne compte à la fois des données de mode et de voix ; ce qui ne l’est pas, c’est de présenter une telle classification sous la seule catégorie du « point de vue », ou de dresser une liste où les deux déterminations se concurrencent sur la base d’une confusion manifeste (Genette, 1972, pp. 205-206)

Cette typologie envisagée n’est pas donnée dans DR mais dans NDR sous la forme du schéma à six boîtes. Ceci nous montre déjà que non seulement la classification n’est pas réductible –elle n’est même pas commensurable ou compatible avec –aux questions d’omniscience ou de mesures du savoir. Ce qu’elle fait, c’est de prendre en considération le mode aussi bien que la voix. En fait, Genette sait très bien que la vraie question n’est pas celle de la mesure du savoir :

Le narrateur en « sait » presque toujours plus que le héros, même si le héros c’est lui, et donc la focalisation sur le héros est pour le narrateur une restriction de champ tout aussi artificielle à la première personne qu’à la troisième (Genette, 1972, pp. 210-211).

Le mot-clé ici, c’est “restriction”. Genette décrit et illustre, mais il ne définit jamais la focalisation de manière précise. Toutefois, de ses exemples et ses discussions nous pouvons extraire la définition suivante qui, pour être étonnamment inélégante, n’en est pas moins, nous l’espérons, précise :

Focalisation = restriction de l’accès au point de vue

Ainsi, dans le cas de la focalisation zéro il n’y a pas de restriction à l’accès au point de vue. Dans la focalisation interne il y a une restriction de l’accès aux points de vue intérieursdes personnages. Le savoir du narrateur en général n’est pas pertinent comparé au choix de la restriction. L’omniscience et le savoir ne jouent aucun rôle ici. Le choix de la focalisation n’est pas un choix du savoir. S’il en était le cas ce ne serait pas un choix, de toute façon. Comment un narrateur pourrait-ilchoisir de savoir plus ou moins qu’il ne sait ? D’un autre côté, choisir de restreindre ou non l’accès au point de vue a du sens. Mais n’oublions pas que les métaphores visuelles elles-mêmes sont trop limitées. Genette écrit dans NDR :

[…] si ce n’est pour regretter une formulation purement visuelle, et donc trop étroite. […] ; il faut donc évidemment substituer à qui voit ? La question plus large qui perçoit ? (Genette, 1983, p. 43)

On peut donc supposer que la conscience, la perception, l’accès à l’esprit et l’expérientialité sont au centre de la théorie de la focalisation de Genette. Les différentes manières dont les récits nous permettent d’accéder aux esprits sont les moyens mêmes grâce auxquels les récits sont classés en une typologie chez Genette. La focalisation ne dépend donc pas du savoir en soi, et on peut soutenir l’idée que le narrateur sait toujours plus qu’iln’en dit, que le lecteur ait accès aux pensées de zéro, un, ou tous les personnages ou non. La focalisation dépend au contraire de la restriction ou de la non-restriction de l’accès à la perception des personnages.

La théorie de la focalisation de Genette n’est pas essentiellement une théorie de la voix, et certainement pas une théorie de la vision.  C’est – comme cela est clairement formulé par Genette–une théorie relationnelle de la relation entre les personnages et le narrateur. En fait, comme nous le verrons, c’est une relation entre les auteurs et les personnages. Si la question « qui voit ? » est visuelle à l’excès et devrait, comme l’indique Genette, être remplacée par la question « qui perçoit ? », alors il est également vrai que la question « qui parle ? » est verbaleàl’excèset devrait être remplacée ou tout au moins complétée par la question « qui choisit de restreindre ou de ne pas restreindre l’accès à cet acte de percevoir ? ». Ensemble les deux questions ainsi reformulées nous permettent de demander » « A l’expérientialité de quel personnage/personnages (s’il en est) le narrateur donne-t-il accès ? » Une situation narrative, au sens de Genette, résulte de la combinaison de la restriction de l’accès à la perception de zéro, un, ou tous les personnages et de la présence ou absence du narrateur comme personnage dont il est fait mention. Un court passage où Genette réfléchit à la possibilité de parler d’un « focalisateur » est extrêmement éclairant à cet égard :

[…] et focalisateur, s’il s’appliquait à quelqu’un, ce ne pourrait être qui’ à celui qui focalise le récit, c’est-à-dire le narrateur – ou si l’on veut sortir des conventions de la fiction, l’auteur lui-même […] (Genette, 1983, p. 48).

Il me semble qu’un aspect nécessaire de la théorie est ainsi révélé. La théorie de la focalisation est en réalité une théorie des relations entre les auteurs et les personnages. Si nous attribuons le choix de la restriction à un narrateur nous nous verrons confrontes à une aporie : Pour chacune des six boîtes dans le système de Genette deux questions doivent être posées et répondues. Par exemple, dans les narrations homodiégétiques avec focalisation zéro, la question « qui parle » peut être répondue par « le narrateur à la première personne, Ismaël », et la question « qui voit » peut être répondue par « plusieurs personnages y compris Ismaël, Starbuck and Achab » (ceci étant la raison même pour laquelle la focalisation est zéro et non interne). L’absence surprenante de surprise de la part de Genette vis-à-vis de cette étrange option est probablement due au fait – et ici se trouve le paradoxe de la théorie de la focalisation de Genette — que non seulement le choix de la focalisation dépend de la question de la relation (la question de savoir s’il y a ou non mention faite du narrateur en tant que personnage dans l’histoire racontée), il sépare aussi cette question de la relation de la question du genre (focalisation). En d’autres termes : la question du narrateur comme énonciateur de l’histoire et la question du narrateur en tant qu’entité responsable du choix de la focalisation n’ont jamais été confrontées de manière à s‘illuminer réciproquement. En fait le narrateur se voit attribuer deux rôles complètement distincts et incompatibles, l’un à l’intérieur et l’autre à l’extérieur du monde de la fiction. Et l’idée du narrateur comme celui qui parle et rapporte une histoire (comme le fait Ismaël par exemple) est en fait incompatible avec l’idée du narrateur qui choisit le type de focalisation. Cette incompatibilité est plus enfuie dans le récit à la troisième personne mais elle est tout aussi importante.

Un des mérites du système de Genette, c’est qu’il prend son point de départ dans l’hypothèse que les récits fictionnels peuvent être catégorisés de manière plus utile selon qu’ils utilisent ou non les représentations crédibles des esprits. Pour classer les récits du monde en une typologie Genette n’utilise ni l’ordre temporal, ni la durée, ni la fréquence, et pas du tout des thématiques. Au contraire, les six boîtes représentent six différentes manières de représenterl’expérientialité.La distinction même sur laquelle le système est construit – la distinction entre “qui voit?” et qui “parle” – n’a aucun sens du tout dans un récit non fictionnalisé puisque ces deux rôles sont liés inextricablement. Elle est toutefois fondamentale au récit là où l’auteur peut représenter les expériences , les idées, et les perceptions de quelqu’un d’autre, que la référence à celui-ci soit faite à la première ou à la troisième personne. Encore une fois, la focalisation est essentielle à la fiction alors que la relation lui est contingente.

Aussitôt que la séparation entre le mode et la voix est reconnue, il n y a plus rien d’étrange (bien que sans doute non naturel) au sujet des récits homodiégétiques avec une focalisation zéro4 par exemple. La personne dans le monde du récit (appelons la de nouveau Ismaël) est pertinente à la question du mode (qui voit ?) mais pas à la question de la voix 5et de l’accès aux pensées. Et sans doute peu de lecteurs attribueraient au personnage d’Ismaël le don de la lecture de l’esprit ou de la télépathie. On pourrait même penser au contraire au récit homodiégétique dans une focalisation interne dans laquelle le protagoniste est un lecteur d’esprits qui donne constamment au lecteur accès aux pensées des autres. Dans ce cas la focalisation serait toujours interne et non zéro, de même qu’une histoire n’est pas tournée en un récit à la troisième personne tout simplement parce que le personnage du narrateur utilise « elle » pour faire référence à quelqu’un.

Comme je l’ai soutenu plus haut, la force réelle de la logique combinatoire qui sous-tend le système de Genette ne se trouve pas entre les personnages à l’intérieur de la fiction et les narrateurs à l’intérieur ou à l’extérieur de la fiction, qu’ils soient mentionnés ou non (homodiégétiques ou hétérodiégétiques). Ces deux axes sont en fait incompatibles. Cette force se trouve plutôt entre les personnages et les auteurs qui, les premiers toujours de l’intérieur et les seconds toujours de l’extérieur, choisissent les restrictions du lecteur à l’accès aux esprits et aux points de vue de ces personnages.

A partir de là nous pouvons revenir au système ici proposé, un système qui est simple dès le départ. L’auteur choisit deux choses : 1) un pronom (ou des pronoms) et 2) une restriction à l’accès aux pensées (fondamentalement et habituellement toutes, une ou aucune). Seules quelques-unes des variantes résultantes ressembleront aux récits dans la vie réelle, c’est- à -dire des récits hétérodiégétiques avec une focalisation externe et des récits homodiégétiques avec une focalisation interne. Faisons remarquer qu’un auteur peut choisir toutes sortes de pronoms  pour faire référence aux personnages. Dans le principe et dans la réalité rien n’empêche le choix des pronoms bizarres comme « nous », « eux » et « vous », et chacun de ces pronoms  peut, répétons-le, être combiné avec zéro, une focalisation interne ou externe.6Ceci recoupe aussi le débat au sujet des théories du non narrateur, du narrateur facultatif et des narrateurs omniprésents/obligatoires. L’auteur est toujours hétérodiégétique et extradiégétique dans la fiction et l’auteur est toujours la réponse à la question « qui parle ? ». L’auteur peut toutefois  emprunter aux personnages des voix, des opinions, des expressions idiomatiques, etc., qui’ il raconte à la première ou à la troisième personne (ou d’ailleurs à la second personne, ou la première personne du pluriel ou à toute autre personne).

Récit à la première personne du présent

J’introduirai cette section avec une longue citation de Jim Phelan au sujet du récit à la première personne du présent, ceci parce que je pense que cette citation résume bien deux modes concurrents d’explication :

De plus, comme je l’ai soutenu avec d’autres (voir surtout Cohn, Del Conte, et Nielsen), l’impossibilité de vivre et de raconter en même temps signifie qu’il n’y aucune occasion plausible pour le récit. Mais quelle est l’étendue de l’impact de cette impossibilité sur les autres aspects standard du personnage-narrateur. En utilisant le passage suivant du livre de Brett Easton Ellis intitulé GlamoramaHenrik Skov Nielsen développe l’argument solide selon lequel l’impossibilité va jusqu’au bout.

« A bientôt chérie ». Je lui tendis une tulipe française que je tenais par hasard et commençais à m’éloigner du trottoir.

« Oh Victor », s’écria-t-elle en remettant à Scooter la tulipe française. « J’ai eu le job ! J’ai eu le contact ».

« Formidable, chérie. Je dois m’enfuir. Quel genre de job ma petite cocotte ? »

« Devine ? »

« Matsuda ? Gap ? » Je fis une grimace, dérangé par le klaxon des limousines derrière moi.

« Ecoute chérie, on se reverra demain soir ».

« Non. Devine ? »

« Chéri, j’ai déjà deviné. Tu joues avec mon esprit ».

Commentaires de Nielsen :

Il y a ici en fait une différence nette entre deux niveaux de mots et les manières dont ils peuvent ou non être attribués au personnage-narrateur.Il y a sans doute un personnage qui commence par dire « A bientôt chérie ». Ces mots sont situés dans un contexte communicatif et prononcés par le personnage (Victor) à l’adresse d’une relation. Mais à aucun moment ne voyons-nous un personnage situé quelque part avant, pendant ou après les évènements et qui dise : «  Je lui tendis une tulipe française ». Il semble difficile d’imaginer une situation communicative dans laquelle un narrateur énoncerait ces mots à l’adresse de la narrataire.Victor ne dirait, penserait ou marmonnerait jamais a lui-même ou à quelqu’un d’autre « Je lui tendis une tulipe française ». Il n’y a aucun contexte ni aucune occasionpour dire de tels mots. Les techniques utilisées dans la citation dissocient les mots de l’explication du narrateur.Bref, « il n’y a pas de narration adressée à quelqu’un ou par quelqu’un au niveau du monde du récit ». Au contraire, suggère Nielsen, nous nous trouvons face à un auteur qui communique avec son audience en utilisant la technique qui est une variation du récit fait par un narrateur réflecteur. J’admire la rigueur de l’argument de Nielsen mais je suis frappé par le fait qu’il dépend d’un appel à logique du monde naturel : ‘aucune occasion’impliqueaucun narrateur et aucun narrataire (Phelan, à paraȋtre).

Et Phelan conclut : 

Lanarrationa, après tout, tant de caractéristiques de lanarrationdu personnage-narrateur. Dans la phrase « je lui tendis une tulipe que je tenais par hasard », un narrateur-personnage, Victor, suppose que son narrataire sait ce qu’est une tulipe française mais ne sait pas ce que Victor en tient une et ne sait pas ce qu’il en fait (Phelan, à paraître).

Je dirais plutôt que :

« L’auteur suppose que le lecteur sait ce qu’est une tulipe française mais il ne sait pas que Victor en tient une et ne sait pas ce que Victor en fait ». L’auteur fait référence à Victor en utilisant le pronom personnel Je, même quand il dit à l’adresse du lecteur des mots que Victor ne dit jamais à personne.

La similarité entre l’approche de Phelan et la mienne est qu’elles ont toutes les deux cette conséquence immédiate pour l’interprétation que nous pouvons faire confianceá une narration qui n’aurait aucune fiabilité comme récit du monde quotidien. Cequi est plus important, nous nous égarons si nous prenons toute la mesure du fait d’imposer les situations narratives du monde réel sur les récits et commençons à nous demander quand, à qui et pour quelles raisons Victor raconterait l’histoire – que nous l’imaginions ou non faisant ceci en même temps qu’il est occupé à faire les choses décrites.Il semble totalement improbable que le protagoniste s’adresse à quelqu’un au fur et à mesure de son récit. Dans Towards a Natural Narratology Fludernik écrit brillamment à propos de la forme :

Le (temps du) présent non plus ne peut être ici (dans une narration simultané) mis sur le même pied que l’usage du présent dans les récits conversationnels, puisque, comme nous l’avons vu, il n’a rien à voir avec le présent historique (Fludernik, 1996, p. 252).

Bien qu’il ne soit pas habituellement reconnu comme une technique expérimentale, le récit au [temps] présent s’écarte de manière significative des schémas traditionnels de la temporalité du monde réel du récit. (Fludernik 1996, 256).

Il y a une conclusion qui donne à penser et qui unifie le lanarrationau temps présent, l’énonciation à l’impératif et la narrationà la deuxième personne :

Tout comme le récit au temps présent avec sa simultanéité non réaliste entre la parole et l’action, l’impératif narratif transgresse les schémas narratifs du récit dans la vie réelle en mettant au premier plan le processus d’invention […] ; en utilisant l’impératif et le présent narratif une telle fiction à la deuxième personne met, en plus, au premier plan l’acte d’invention et illustre la manière dont la narration génère l’histoire pour commencer, plutôt que de représenter et de reproduire sous forme narrative une séquence d’évènements qui précède cet acte de création linguistique (Fludernik 1996, p. 262).

L’argument que le présent de narration pose un défi aux explications standard du récit, n’est de ce fait pas nouveau bien qu’on ait souvent oublié de noter à quel point il est étrange même dans des passages simples comme celui de Glamorama.La question est de savoir quelle conclusion en tirer et comment interpréter ces récits. Il n’y a sans doute pas de lois qui nous empêchent d’imaginer des situations comparables du monde réel comme nous le faisons déjà selon Fludernik: « Quand les lecteurs lisent des textes narratif, ils projettent les paramètres de la vie réelle sur le processus de lecture et, dans la mesure du possible, traitent le texte comme un exemple de narration de la vie réelle (Fludernik, 2001, p. 623).

Il y a peut-être du vrai dans l’affirmation que cette projection est caractéristique de la tendance de nombreux lecteurs7, mais ceci ne nous oblige pas à répéter la projection au niveau méthodologique. Voulons-nous vraiment y arriver méthodologiquement, théoriquement et didactiquement ? Est-ce même possible ? Sommes-nous prêts à demander à nos étudiants d’imaginer des situations où une personne pourrait raconter une histoire au fur et à mesure des évènements, utilisant une espèce de dictaphone, ou à les inviter à imaginer la personne racontant l’histoire après que évènements ont eu lieu (pendant que, pour certaines raisons il utilise le présent de fiction) à quelques narrataires dont la présence imaginée n’as pas du tout laissé de traces ? Voulons-nous donc mettre en question la précision de sa mémoire— sans doute une restriction pertinente dans les cas de non-fiction ?

Tu/vous Narration

Une autre tendance croissante dans la fiction contemporaine est celle du récit à la deuxième personne, la tu-/vous-narration. Je voudrais ici – dans le contexte spécifique de la compréhension des récits non naturels comme récits qui poussent le lecteur à interpréter d’une manière qui est différente de l’interprétation des actes de narration du monde réel – mentionner le fait que les problèmes liés à la tu/vous-narration sont à plusieurs égards similaires à ceux liés au récit à la première personne du présent.Dans Unnatural Voices, Brian Richardson dresse une liste complète des récits à la deuxième personne et accomplit un travail remarquable de définition et de délimitation du champ, de sorte que celui-ci ne contienne pas seulement n’importe quel récit utilisant le pronom personnel de la deuxième personne puisque celui-ci est aussi utilisé dans plusieurs situations standard dans lesquelles un auteur s’adresse de manière non ambigüe à son lecteur, et dans les apostrophes.

Richardson écrit :

Nous pouvons définir le récit à la deuxième personne comme n’importe quel récit à l’exception de l’apostrophe qui désigne son protagoniste par le truchement d’un pronom personnel à la deuxième personne (Richardson, 2006, p. 19).

Faisons remarquer que Richardson ne parle pas du fait de s’adresser au protagoniste. Il écrit encore :

Il est important de remarquer que le récit à la deuxième personne est un mode artificiel qui ne se produit pas normalement pas dans le récitnaturel(ibid., p. 19).

Je pense que Richardson a bien raison, mais je voudrais ajouter quelques mots d’explication. Nous parlons les uns des autres et nous nous adressons les uns aux autres en utilisant « tu/vous ? » tout le temps. N’est-il pas vrai, alors, que les récits aux deuxièmes personnes sont la chose la plus naturelle au monde ? Pour répondre à cette question nous devons nous rappeler, d’abord que l’utilisation de « tu/vous » comme une forme déguisée de « Je » ou « tout le monde »,8 comme par exemple dans « Tu deviens tout simplement fou dans ce genre de situations, n’est-ce pas ? » ne compte pas comme tu/vous-narration puisqu’elle ne désigne pas spécifiquement le protagoniste mais le locuteur en tant que membre d’une communauté imaginée. Deuxièmement, ce qui est curieux au sujet de la plupart des récits fictionnels à la deuxième personne (La modification de Butor étant un exemple célèbre et classique), c’est que, bien que le protagoniste soit désigné par « tu/vous » durant tout le récit, rien du tout ne suggère qu’il se sent appelé par quelqu’un. Il n’entend pas de voix, ne sent pas que quelqu’un lui parle, et répond encore moins au récit.9 Bref, rien, à l’exception de l’utilisation même du pronom de la deuxième personne, n’indique que quelqu’un s’adresse à lui.

Ainsi, si en linguistique naturelle le pronom personnel de la première personne désigne « le locuteur », le pronom personnel de la troisième personne « celui/celle dont on parle » et le pronom personne de la deuxième personne « la personne à qui on parle », alors il semble que dans beaucoup de récits fictionnels à la deuxième personne le pronom perd sa fonctionnalité. On fait référence au protagoniste et on le désigne, mais on ne s’adresse pas à lui en utilisant le pronom personnel à la deuxième personne. Il est tout aussi inconscient d’être au centre de la narration que les protagonistes dans les récits à la troisième personne. En dehors de la fiction donc, dans les récits conversationnels par exemple, le référent de « tu/vous » est inévitablement le narrataire et non créé par le pronom. Dans la plupart des récits à la deuxième personne, le référent de « tu/vous » est inévitablement créé et clairement pas interpellé en utilisant le pronom. Encore une fois, cette différence est si fondamentale qu’il serait théoriquement et didactiquement irraisonnable de nous demander à nous-mêmes et à nos étudiants d’embrigader ce genre de récits dans des modèles basés sur des situations narratives de la vie réelle. Je me retiendrai cette fois-ci d’en illustrer la futilité puisque l’utilité des exemples ne vise pas à suggérer que tout théoricien mentionné voudrait aller dans ce sens mais plutôt à montrer que dans certains récits les modèles basés sur la vie réelle soulèvent des problèmes auxquels il nous faudra penser à apporter des solutions. Les deux premiers exemples ont ceci de commun qu’ils contiennent l’utilisation d’une technique qui est en porte-à-faux par rapport aux modèles communicationnels du récit – récits sans expéditeur et sans destinataire, et sans occasion et condition de situation10, mais récits tout de même.

Accès aux pensées des autres dans les récits a la première personne.

Il est tout à fait possible dans une gamme de récits fictionnels de narrer à la première personne  tout en donnant accès à une gamme d’esprits en dehors de celui du protagoniste. Je voudrais juste indiquer que des premiers exemples de récit à la première personne tels que L’Ane d’Or à la fiction postmoderne comme Glamorama en passant par les romans classiques comme Moby Dick, les exemples abondent. Mentionnons aussi récit des pensées d’une personne abandonnée dans son lit de mort dans le récit à la première personne de Proust, et l’examen approfondi du récit impossible de Phelan dans certaines parties de The Great Gatsby). Souvent, les récits à la première personne rapportent au lecteur ce que le protagoniste à la première personne n’a pas besoin de raconter, ne peut pas raconter ou ne racontera tout simplement pas.

Prenons comme exemple le célèbre roman d‘Herman Melville intitulé Moby Dick (1851). Le protagoniste et narrateur à la première personne est Ismaël. Genette fait référence au roman comme un exemple de récit homodiégétique avec la focalisation zéro, i.e. comme dit par un narrateur à la première personne qui a accès aux esprits des autres personnages. Ceci semble être une possibilité surprenante, mais Genette ne dit rien au sujet de l’étrangeté.

Le chapitre 37 de Moby Dick, par exemple, commence ainsi :

(La cabine ; Achab, seul, est assis et regarde au-dehors par les fenêtres donnant vers l’arrière).

Quel sillage blanc et trouble je laisse sur mon passage, de pâles eaux, de plus pâles joues. Les lames envieuses s’enflent derrière moi pour effacer ma trace. Qu’elles la fassent disparaître, j’aurai néanmoins passe le premier.

Là-bas déborde la coupe toujours pleine, la vague chaude rougit comme un vin. Le fil à plomb d’or sonde la mer. Le soleil qui, lentement, décline depuis le matin achève sa courbe plongeante, il descend cependant que s’élève mon âme ! Elle peine à cette montée sans fin. Serait-elle trop lourde, la couronne que je porte ? Cette couronne de fer des rois lombards ? Elle est pourtant sertie de pierres précieuses et moi qui la porte je ne puis voir l’éclat qu’elle jette au loin, mais je sens obscurément que cet éblouissement engendre la confusion. C’est du fer – je le sais  — non de l’or. Elle est brisée – je le sens. Ses bords déchirés me blessent si profond que mon cerveau semble palpiter dans un étau de métal. Oui, mon crâne est d’acier, point n’est besoin de casque dans cette lutte où la charge est lancée contre mon esprit ! (Melville, 1851).

Dans le roman nous avons aussi beaucoup d’accès aux esprits des autres. Nous sommes amenés à nous poser la question de savoir comment interpréter ceci. Nous pouvons supposer, par exemple :

  • Qu’Ismaël est temporairement fou.

  • Qu’il est très indigne de confiance puisqu’il dit ce qu’il ne peut savoir.

  • Qu’il devine du mieux qu’il peut ce qui se passe dans l’esprit d’Achab.

  • Qu’il a le don de télépathie –ainsi peut-il lire les pensées de Achab.

Je ne trouve, quant à moi, aucune de ces explications naturalisantes très convaincante. En plus, toute la critique du roman de Melville montre que ce ‘est pas ainsi que le lecteur approche le roman et les passages mentionnés. Les trois chapitres où il est entièrement question de l’accès aux esprits des personnages comme Achab et Starbuck ont été considérés comme aussi sûrs et crédibles que le reste du récit. Mais cette supposition est incompatible avec l’hypothèse théorique qu’Ismaël est le narrateur et de manière plus générale avec la plupart des modèles théoriques de la fiction littéraire –et sans doute avec les modèles naturels. Je ne veux pas suggérer ici l’idée que nous pouvons nous tourner vers les lecteurs ordinaires ou les critiques pour apprendre comment lire un roman particulier. Je voudrais plutôt dire que la pratique réelle de la lecture ne fait que confirmer ce que l’analyse et l’interprétation montrent : qu’il n y a rein qui suggère que Ismaël est fou, qu’il ment, qu’il a le don de télépathie ou quelque chose de ce genre.

Le problème ici n’est pas tant le problème de la lecture que le problème théorique si nous travaillons à l’intérieur du cadre d’une théorie naturelle du récit qui veut regarder Ismaël comme source et énonciateur du récit. Mais cette vue n’est nécessaire ni en théorie ni en pratique. Les lecteurs qui pensent lire des récits fictifs ou fictionnalisés n’ont pas besoin d’utiliser les mêmes stratégies d’interprétation qu’ils utilisent envers d’autres récits ; ils ne le font pas d’habitude. En lisant un récit à la première personne qui contient 500 pages de dialogue, les lecteurs peuvent choisir par stratégie de supposer que cela a un sens de croire à chaque mot même si aucun narrateur réel ne peut s’en souvenir. En lisant Moby Dick le lecteur peut choisir de penser que cela a un sens de faire confiance à l’information à laquelle Ismaël ne peut clairement pas avoir accès ou dont il ne peut avoir connaissance. Et en lisant un récit à la première personne du présent le lecteur peut choisir de croire chaque mot sans avoir à penser que le protagoniste raconte et agit en même temps –une supposition qui est souvent contredite complètement par de tels romans. Cela implique la supposition que le récit dans Moby Dick est sûr et fait autorité même s’il ne peut l’être sans qu’Ismaël en soit le narrateur.

Nous pouvons comparer cette situation avec celle du récit à la deuxième personne et dire que de même que rien sauf l’utilisation même du pronom de la deuxième personne ne suggère que la personne désignée par le pronom est interpellée , rien sauf l’utilisation même de l’utilisation même du pronom de la première personne ne suggère que la personne désignée par le pronom de la première personne est le narrateur ici. C’est même vrai de plusieurs récits à la première personne (y compris Glamorama) comme de ceux à la deuxième personne que le protagoniste est inconscient d’être le centre du récit, de même que le sont les protagonistes dans les récits a la troisième personne.Les écrits et les mots discutés sont non naturels en ce sens qu’ils désignent et font référence à un personnage comme « Je » sans émaner de ce personnage. La « voix » narrative n’émane pas du personnage mais invente et crée un monde, y compris la première personne et son savoir ou manque de savoir.

Conséquences Interprétatives

Contrairement peut-être aux apparences la narratologie non naturelle est parfaitement compatible avec les approches rhétoriques et la théorie de la pertinence est parfaitement compatible avec l’hypothèse de différentes stratégies d’interprétation vis-à-vis de différents genres de récits. David Herman a eu l’amabilité de me suggérer ce qui suit dans une lettre personnelle :

La vraie question réside pour moi non pas tant dans la qualité ou la nature de l’esprit que dans la manière dont nous l’abordons. Ainsi, je peux imaginer un personnage fictionnel qui est si intelligent qu’il connait le nom de chaque arbre, chaque plante, chaque insecte et chaque animal dans le monde. Il est clair qu’aucun esprit réel ne pourrait savoir tout ça. Mais mon argument contre la « thèse de l’exceptionnalité » ne met pas en question le fait que les esprits fictionnels peuvent être distincts des esprits réels. Ce qu’il met en question c’est la thèse que nos stratégies pour aborder ces esprits sont différentes en genre de nos stratégies pour aborder les esprits de tous les jours.

A un niveau très général il est vrai, je pense, que nous utilisons toujours les mêmes stratégies pour interpréter les récits dans ce sens que nous essayons toujours de maximaliser la pertinence. En ceci je souscris à la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson citée par Walsh :

Les communicateurs et l’auditoire n’ont pas plus besoin de connaitre le principe de pertinence pour communiquer qu’ils n’ont besoin de connaitre les principes de génétique pour procréer. Les communicateurs ne « suivent » pas le principe de pertinence ; et ils ne pourraient pas le violer même s’ils le voulaient. Le principe de pertinence s’applique sans exception (Sperber and Wilson, 1986,  p. 162).

Je pense toutefois que, dans un deuxième temps, ceci signifie que quelques techniques narratives, paratextes, contextes, et même certaines questions amènent le lecteur à maximiser la pertinence d’une manière différente de celle que d’autres techniques, paratextes, contextes et questions impliquent. De façon plus spécifique et technique, je voudrais soutenir que quand l’expérientialité est représenté d’une certaine manière, les lecteurs sont amenés à maximiser la pertinence en supposant qu’il y a des règles d’interprétation en jeu qui diffèrent de celles qui s’appliquent aux situations conversationnelles. Encore une fois : l’accès sans effort et crédible aux pensées des autres me semble être non pas une marque sure de la fiction mais une technique de la fictionnalité.

Voici certaines des conclusions tirées plus haut :

  • Dans le récit à la première personne du présent rien, à l’exception du temps du présent lui-même n’indique que quelqu’un est en train de raconter et d’agir enmême temps.

  • Dans le récit à la deuxième personne rien à l’exception le pronom n’indique que quelqu’un  s’adresse au protagoniste.

  • Dans le récit à la première personne qui transgresse les limites du savoir du protagoniste rien a l’exception du pronom n’indique que le protagoniste est un narrateur.

Ce que ces conclusions ont de commun est le fait que les verbes et les pronoms n’ont pas les mêmes fonctions grammaticales dans ces récits que dans les récits non fictionnels ou conversationnels. Le lecteur peut plutôt choisir d’essayer de maximiser la pertinence en appliquant un ensemble de règles d’interprétation qualitativement différentes de celles qu’il applique au récit naturel d’histoires. Par exemple, le lecteur peut supposer par stratégie que cela a un sens de se fier aux détails du récit que le narrateur à la première personne ne peut en aucun cas connaitre. La même option est disponible dans chaque récit d’histoires, mais la pertinence peut à peine être maximisée ici. La supposition que le narrateur ment ou devines sera habituellement la meilleure option ici.De manière similaire, le lecteur peut choisir de supposer que le protagoniste dans les récits à la première personne est désigné par le pronom « Je » alors que l’énonciateur ne l’est pas, et que le protagoniste dans les récits à la deuxième personne est désigné par le pronom « tu/vous » mais n’est pas, conformément à la règle, directement impliqué par son utilisation. L’option contraire existe aussi ici : le lecteur peut supposer que le protagoniste est sourd ou qu’il refuse de répondre ou de réagir même s’il est constamment interpellé d’un bout à l’autre du récit. Encore une fois, ceci pourra à peine maximiser la pertinence, et je pense que cela a un sens de dire que le récit indique au le lecteur comment utiliser d’autres stratégies (par exemple, si rien d’autre n’indique que le protagoniste est sourd et si en fait il répond d’une façon tout à fait normale quand il est interpellé par d’autres personnages).

Le lecteur peut choisir de supposer qu’un protagoniste peut être inventé au temps présent sans nécessairement tirer la conclusion qu’il raconte et agit en même temps. Dans chaque cas l’interprétation sera différente de l’interprétation du récit d’histoires telles qu’elles se racontent dans les conversations de la vie réelle. Cet argument, je l’admets, a un air de circularité : si nous pensons que nous lisons de la fiction alors nous lui attribuons certains traits et certaines conditions, et inversement si nous croyons que certains traits et certaines techniques sont en jeu, nous supposons qu’il s’agit d’une fiction. Je pense toutefois que cette circularité est au cœur du problème, et la narratologie non naturelle ne devrait pas poser une ontologie mais plutôt présenter un argument et une explication qui concourent avec d’autres arguments et explications. Les récits en général ne sont pas distribuables en deux boîtes contenant ceux qui sont naturels et ceux qui sont non naturels et ils ne suivent pas chacun un ensemble déterminé de règles. La manière dont la pertinence de différents récits et de différents passages peut être maximisée est affaire de négociation et d’interprétation. C’est précisément la raison pour laquelle il est fructueux de discuter la question de savoir comment, pourquoi et quand les lectures naturalisantes sont bonnes ou mauvaises.

Ceci dit, le mérite du modèle réside dans le fait qu’il reconnait pleinement à la fiction tout son pouvoir d’invention en même temps qu’il explique l’importance des efforts accomplis par le lecteur pour maximiser la pertinence. Quand le lecteur pense qu’il lit de la fiction il suppose que différentes stratégies d’interprétation sont applicables et la même chose est vraie du cas où il pense qu’il lit de la non fiction.

Les idées de Genette les plus importantes sont celles qui traitent de la séparation entre le mode et la voix dans la fiction et la différentiation entre les situations narratives sur la base de différentes manières de représenter l’expérientialité. La supposition du lecteur que l’accès à l’esprit et aux pensées d’une autre personne est crédible et fiable plutôt que probable ou hypothétique, est en même temps une supposition que la fictionnalité et l’inventivité sont en jeu. De la même manière, la supposition que cela a un sens de distinguer entre les réponses aux questions : « qui voit ? » et « qui parle ? » est une supposition (bonne ou mauvaise) au sujet de la fictionnalité. Cette supposition entraine donc avec elle toute une gamme d’autres suppositions quant à l’interprétation du temps verbal, de la deixis, des pronoms personnels etc., à savoir que ces derniers peuvent et devraient être interprétés de façons différentes. Ceci devra faire l’objet d’une discussion à venir.

Bibliographie

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Walsh, Richard (2007) The Rhetoric of Fictionality: Narrative Theory and the Idea of Fiction, Columbus, OH: Ohio State University Press

Notes

1 Parmi les articles sur la narratologie précédemment publiés on peut mentionner: Alber, Jan (2009). “Impossible Storyworlds – And What To Do With Them.” Storyworlds: A Journal of Narrative Studies 1:1; Alber, Jan, Stefan Iversen, Henrik Skov Nielsen, and Brian Richardson (2010). “Unnatural Narratives, Unnatural Narratology: Beyond Mimetic Models.” Narrative18.2: 113-36; Iversen, Stefan (forthcoming). “’In Flaming Flames’: Crises of Experientiality in Non-Fictional Narratives.” Alber and Heintze (eds.) Unnatural Narratives; Mäkelä, Maria (forthcoming). “Masters of Interiority. Figural voices as discursive appropriators and as loopholes in narrative communication.” Iversen, Hansen and Nielsen: Strange Voices, volume in Narratologia-series, Walter de Gruyter; Nielsen, Henrik Skov (2004). “The Impersonal Voice in First-Person Narrative Fiction.” Narrative 12: 133-50; Nielsen, Henrik Skov (forthcoming). “Unnatural Narratology, Impersonal Voices, Real Authors, and Non-Communicative Narration.” Alber and Heintze (eds.) Unnatural Narratives; Richardson, Brian (2006). Unnatural Voices: Extreme Narration in Modern and Contemporary Fiction.Columbus: Ohio State University Press

2 Je ne pense cependant pas que ce soit si évident; je pense aussi que la France est peut-être le pays au monde où la théorie réductioniste est la moins prominente. Comme Riccardo Fusaroli l’a dit lors d’une réunion de notre groupe de recherches :”les Français sont moins hostiles aux explications simplistes que d’autres peuples”. Une expression que j’ai trouvée amusante et vraie en même temps.

3 Le syllogisme erroné peut-êtreformulé comme suit:

1) La fictionnalité et les techniques associées normalement à la fiction (telles que l’accès à l’esprit) ne sont pas exclusives à la fiction ; elles apparaissent aussi dans les récits oraux ordinaires.

2) Les modèles de la communication et les règles linguistiques sont applicables au récit oral ordinaire.

3) Donc tous les récits, y compris les discours fictionnels, peuvent être interprétés en utilisant les mêmes règles et stratégies que celles qui s’appliquent au récit oral ordinaires non fictionnalisé.

4 Cela ne correspond certainement a aucun cadre de référence du monde mais la même chose est vraie du conte hétérodiégétique avec focalisation zéro.

5 Sauf la voix comme idiome (cf. Walsh) mais cette question doit être traitée ailleurs.

6 Le choix des pronoms “bizarres/impaires” a été exploré brillamment par Brian Richard dans Unnatural Voices etailleurs.

7 Je ne pense cependant pas qu’il va de soi que les lecteurs ont une telle tendance. En fait, la disposition des lecteurs a ne pas mettre en question les longues interprétations des monologues dans les récits du personnage narrateur et la manière dont ils sont à l’aise avec les récits avec zéro focalisation semble suggérer le contraire. Il est vrai que ces techniques sont conventionnalisées. Mais a mon avis, ce fait ne revient pas à dire que les lecteurs les traitent comme des exemples de narration dans la vie réelle(» real-life instances of narrating «).

8 Il est souvent fait référence à ceci sous le terme « Le tu généralisé» (» The generalized you »).

9 Du moins dans ce que Richardson appelle les cas standards et ce que Rolf Reitan (à paraître) montre comme étantplus ou moins les seuls « récits fictionnels-réels à la deuxième personne ». Pour l’argument que je développe ici, ce n’est pas important si cela est vrai seulement de quelques récits fictionnels à la deuxième personne ou de tous.

10 Excepté, c’est-a-dire dans le sens global d’être un récit d’un auteur à ses lecteurs. L’auteur n’utilise toutefois pas le pronom de la première personne pour faire référence à soi-même ou le pronom de la deuxième personne pour s’adresser au protagoniste –personne le fait.