Brecht, la crise de la démocratie, et la configuration inachevée de l’histoire : La Bonne Âme du Setchouan et La Résistible Ascension d’Arturo Ui – Sebastian Veg
Alors qu’il est habituel d’interroger les affinités entre l’écriture de la fiction et l’écriture de l’histoire du point de vue des techniques narratives, nous avons choisi d’aborder la question de façon plus oblique, à travers l’analyse de deux textes de théâtre, dont la forme, bien qu’« épique » au sens de Brecht (faisant une part au récit), ne peut à aucun moment être confondue avec celle d’un texte historiographique ni même un récit factuel. Il nous semble en effet que la question du rapport à l’histoire gagne à être examinée, comme beaucoup d’autres, au niveau de la fiction dans son ensemble, et non seulement de l’une de ses sous-catégories, le genre narratif, généralement privilégié du fait qu’il présente des ressemblances formelles avec certains textes historiographiques. Nous n’abordons donc pas la question de la confusion des genres ou des « marqueurs de fictionnalité » qui domine souvent les discussions sur les textes fictionnels et historiographiques, d’autant que les contributions sur la porosité des récits ne manquent pas.
Cette approche se justifie dans la mesure où le récit n’est la forme privilégiée ni de la fiction ni de l’histoire, alors que le problème de la confusion ou de la contiguïté ne se pose que dans le rapport entre récit fictionnel et récit factuel. Fiction et histoire, pris globalement, n’ont ni la même intentionnalité ni par conséquent le même statut épistémique1. La question du rapport entre fiction et histoire nous paraît distincte de celle de la « mimésis formelle », qui concerne les textes de fiction (les récits) dont la forme est calquée sur celle d’un récit factuel ou historiographique, mais qui reste, en dernière analyse, une question interne à la fiction elle-même, en tout cas si l’on admet que la fiction s’identifie toujours clairement en tant que telle. Réciproquement, le récit n’est pas (ou en tout cas plus) la forme canonique de l’écriture historique moderne : Barthes pressentait ce changement en 1967, annonçant à la fin du « Discours de l’histoire » une « véritable transformation idéologique : la narration historique meurt parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible2 ». Vingt ans plus tard, Hayden White refusait cependant de considérer sérieusement le projet des historiens des Annales de concevoir une histoire qui évite la narration et le récit (ce rejet invalidant précisément sa théorie de l’historiographie comme fiction), prolongeant au contraire les premiers arguments de Barthes sur l’historiographie comme production d’une « illusion référentielle » sans les limiter à l’analyse formelle. Citons ici l’argument de White in extenso, puisqu’il est emblématique d’une certaine attitude épistémologique :
L’accusation des Annalistes est que la narrativité “dramatise” ou “romance” intrinsèquement son contenu, comme si des événements dramatiques soit n’existaient pas dans l’histoire, soit, quand bien même ils existeraient, ne constituaient pas, par suite de leur nature dramatique, des objets adéquats d’étude historique. Il est difficile de savoir quoi penser de cet étrange amas d’opinions. On peut narrativiser sans dramatiser, comme le montre toute la littérature moderniste, et mettre en scène sans théâtraliser, comme le théâtre moderne depuis Brecht et Pirandello l’a clairement démontré. Comment peut-on alors condamner le récit sur la base de sa propension à “romancer” ? Le soupçon apparaît qu’il s’agit moins de la nature dramatique du roman que d’un mépris pour le genre de littérature qui met les agents humains plutôt que les processus au centre de l’intérêt et suggère que ces agents ont un semblant de contrôle sur leurs destinées3.
Dans ce passage fort retors White se gausse des Annalistes pour mieux réhabiliter la narrativité comme forme « évidente » de l’écriture de l’histoire et pouvoir ainsi réduire l’historiographie à la forme du récit. Prenant volontairement le terme « romancer » dans un sens très restreint (pour montrer que les critiques des Annalistes contre le terme manquent leur cible), il défend au contraire la « mise en récit » narrative comme une façon de placer « les agents humains » au « centre de l’intérêt », comme le choix d’une épistémologie humaniste qu’il oppose à une histoire définie par l’exigence de vérifiabilité – comme si l’humanisme équivalait à renoncer à l’exigence de véridicité dans l’élaboration d’un savoir sur l’homme4.
Au-delà de la dernière perfidie idéologique, tendant à rattacher les Annalistes au marxisme anti-humaniste, White amalgame aussi deux objets en réalité distincts : le récit factuel (ou le témoignage qui en est un sous-ensemble) et l’analyse historiographique, dont le récit factuel ne représente qu’une part très relative5. White représente un moment intéressant dans la remise en cause de la méthodologie des Annales, de Paul Veyne à Michel de Certeau en passant par Lawrence Stone, et qui se prolonge aujourd’hui6. Mais il nous semble difficile de conclure avec lui que l’histoire soit définitivement résignée à ne produire que des « mises en récit » plus ou moins fictionnelles. Pour citer un exemple récent d’ouvrage historiographique dont la méthodologie a rencontré un large consensus, l’étude de Christopher Browning, Des hommes ordinaires (1992), commence en effet par un récit en forme narrative omnisciente relatant l’exécution par le 101e bataillon de réserve de la police allemande des Juifs de Józefów en Pologne le 13 juillet 1942. Ce récit n’excède cependant pas deux pages, le reste du volume étant consacré à l’analyse, sur le mode discursif, de divers conflits et structures administratives, ou encore de la nature et de la fiabilité des sources7. Si l’on pouvait éventuellement confondre une page de Guerre et Paix avec une page de l’Histoire de Francede Michelet, il semble nettement plus difficile de trouver des ressemblances, même ponctuelles, entre le livre de Browning et un roman contemporain consacré à l’Holocauste, comme par exemple Être sans destin d’Imre Kertész (1975). Le problème n’est pas tant la nature dramatique du récit que les limites du récit événementiel, même non dramatique, pour éclairer l’histoire ; alors que l’incompréhension des événements par le narrateur des événements qu’il subit est précisément l’un des objets du roman de Kertész, un historien comme Browning ne saurait s’en tenir à ce qui est une impasse du point de vue de l’exigence cognitive de la discipline historique. Le roman subordonne donc le discours au récit, alors que l’ouvrage historiographique incorpore le récit dans un discours. On voit également que le choix de la forme elle-même (récit ou discours) est soumis à un critère véridictionnel dans le cas de l’histoire, un critère dont la fiction, comme l’a noté Jean-Marie Schaeffer dans sa communication intitulée « Rapporter, imaginer, inventer » au colloque « Écritures de l’histoire, écritures de la fiction », s’affranchit par définition.
La dernière affirmation de White, postulant que le récit place l’individu en son centre, et que l’historiographie s’en détourne à ses risques et périls moraux mérite une attention plus précise. Elle pointe, au-delà de la différence cognitive déjà soulignée, une différence pragmatique entre la fiction et l’historiographie qu’il faut examiner de plus près : la fiction peut en effet s’assigner un objectif pragmatique – la prise de conscience par le lecteur de sa capacité à modifier l’histoire – qui n’entre pas dans le champ de l’historiographie. Ainsi, il est difficile, en examinant La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de souscrire au jugement de White sur Brecht, qui suggère que ce dernier transpose l’histoire au théâtre (la « met en scène ») sans la théâtraliser. Si, bien sûr, son théâtre « épique » ne cherche pas à provoquer le même type d’émotion chez le spectateur que le drame élisabéthain, par exemple, il n’en reste pas moins que son utilisation des conventions du genre se rattache à une visée pragmatique précise et qui n’entre pas dans les visées de l’écriture historiographique.
Laissant de côté la possible porosité entre fiction et histoire liée à la forme du récit, il nous a semblé intéressant de nous interroger plutôt, au niveau générique, sur le type de savoir sur l’histoire que permet l’écriture de fiction. Même sans avoir recours à la « mimésis formelle » du récit, la fiction peut se saisir de l’histoire, et il faut se demander avec quelle visée cognitive et pragmatique elle le fait. La fiction moderne représente-t-elle de ce point de vue une rupture ? Nous nous penchons sur La Résistible Ascension d’Arturo Ui (1940) et La Bonne Âme du Setchouan (1941), deux pièces de Brecht écrites presque consécutivement, et dont le rapport à l’histoire est double, rassemblant une référence à l’Allemagne de Weimar finissante, contemporaine de l’écriture, et une seconde référence décalée : dans un cas le Sichuan « semi-colonial » du début du xxe siècle, et dans l’autre le Chicago d’Al Capone. Elles affichent ainsi à la fois leur ancrage dans l’histoire et leur fictionnalité parabolique. Ces rapprochements, bien qu’ils puissent difficilement faire l’objet d’un ouvrage historiographique, ont néanmoins des implications d’ordre cognitif sur l’interprétation historique proposée dans la fiction. La perspective ségrégationniste que nous adoptons ne signifie donc pas que la fiction n’ait pas de dimension cognitive. Pour autant, les deux pièces sont d’abord des fictions, soustraites au jugement sur le vrai et le faux. Pour prendre l’exemple le plus parlant, le silence de Brecht sur l’antisémitisme d’Hitler dans une pièce qui se réfère explicitement à la montée du nazisme, ne suffit apparemment pas à la disqualifier comme œuvre, alors qu’elle la disqualifierait aujourd’hui comme analyse historiographique de la montée du nazisme8. Des réserves analogues sont possibles au sujet du schéma marxiste de la Chine semi-coloniale dans La Bonne Âme du Setchouan. On pourrait dire, dans les termes de Jean-Marie Schaeffer, que, sur le plan cognitif, l’historiographie construit un modèle homologue du réel (l’historiographie se soumet volontairement à l’exigence véridictionnelle en tout point du modèle), alors que la fiction n’est régie que par la contrainte faible de l’analogie globale – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait rien à dire sur le réel9.
L’analogie globale, qui est le vecteur du plaisir propre à l’immersion fictionnelle – et donne à la fiction un pouvoir sur le lecteur auquel l’histoire ne prétend pas –, implique que chaque œuvre soit le lieu d’une tension entre un récit individuel et une totalisation symbolique qui n’a pas de visée véridictionnelle (on ne peut pas épuiser le réel) et peut donc être qualifiée de contrefactuelle. Lukács soulignait déjà, dans Théorie du roman, la capacité de la fiction à donner sens à la fragmentation de l’histoire, du fait précisément de son ambition totalisante. Le rapport d’analogie globale – si l’on accepte de le définir un peu plus substantiellement que Jean-Marie Schaeffer – n’est jamais prédéterminé, mais fait justement l’objet du travail d’interprétation de chaque lecteur, consistant à donner sens à l’écart entre le modélisant et le modélisé. Cet écart pose deux problèmes distincts : l’historien peut l’estimer erroné, ce qui n’entame a priori pas le plaisir de la lecture ; mais le lecteur peut aussi l’estimer trompeur et, partant, inacceptable, ce qui peut l’amener à refuser le pacte de la fiction et à remettre en cause le plaisir de la lecture. Le second cas de figure ne relève-t-il que d’une méprise du lecteur sur le statut de la fiction (soustraite au vrai et au faux) ? Il nous semble que ce type de refus du lecteur peut également se fonder sur un sentiment d’incommensurabilité morale entre, d’un côté, l’écart par rapport à ses convictions que l’auteur exige de lui pour entrer dans la feintise ludique et, de l’autre, l’enjeu de cette feintise, qui n’est « que » le plaisir de la lecture. Arturo Ui n’est pas sans poser ce problème au sujet de la place centrale de l’antisémitisme : on peut émettre l’hypothèse que l’écart est acceptable pour une majorité de spectateurs seulement parce que l’intrigue de gangsters a une grande autonomie, et qu’ils ne sont donc pas obligés de considérer l’antisémitisme comme négligeable pour « croire » en cette fiction – il n’est pas exclu que cet écart ne soit pas acceptable pour tous, qu’il fasse donc obstacle au plaisir esthétique. C’est cependant cet écart qui donne une dimension universelle à la fiction : on peut citer a contrario la volonté du réalisme socialiste de le réduire à zéro en « programmant » les lectures individuelles, afin que le héros soit l’emblème univoque d’une classe, d’une nation, ou d’une époque : dans ce cas le plaisir esthétique disparaît, ce qui montre qu’il a partie liée à une sorte de latitude cognitive. Nous développerons ici l’hypothèse que c’est cette tension, de nature pragmatique, qui distingue la fiction, une tension utilisée pour produire un certain type de rapport du lecteur au substrat, en l’occurrence historique, qui sert à construire le modèle fictionnel.
Nous examinerons donc les possibles convergences de la fiction et de l’histoire, d’abord au niveau du contenu cognitif. Si les deux genres s’opposent selon le mode de l’analogie qu’ils construisent avec le réel – homologue dans un cas, globalement analogique dans l’autre –, ils présentent néanmoins un contenu cognitif qui peut se rapprocher. Ensuite, nous envisagerons les deux modes d’écriture du point de vue de leur pragmatique : si, à l’époque contemporaine, les deux genres font preuve d’une volonté commune de s’affranchir de la normativité et de l’idée d’un sens de l’histoire, ils ne sollicitent cependant pas le même type de croyance du lecteur et ne s’inscrivent pas de la même manière dans le présent.
I. Construction de la référence historique
Le lecteur de Brecht ne peut qu’être frappé par le décalage entre le Journal de travail, couvrant les années 1938-1955 (en réalité la période de guerre représente plus des trois quarts des entrées), où la montée du nazisme et l’actualité sont omniprésentes avec une pléthore de photos, coupures de journal, commentaires de l’actualité, notamment radiophonique, et l’œuvre fictionnelle, c’est-à-dire principalement le théâtre, où le nazisme est rarement abordé de front, mais plutôt à travers une fictionnalité affirmée. Parmi les quatre pièces qui présentent un rapport évident au nazisme, deux sont décrites comme des adaptations d’une œuvre d’une autre époque : Têtes rondes et têtes pointues (1934, adapté de Mesure pour Mesure), et Schweyk dans la Seconde Guerre mondiale (1944, adapté du roman de Gustav Hašek10). Arturo Ui déplace l’action dans le Chicago d’Al Capone, s’inspirant notamment du film Scarface de Howard Hawkes (1932). Seul Grand-peur et misère du Troisième Reich (1938) aborde directement l’histoire, mais en refusant au contraire sa fictionnalisation, se présentant comme un montage fragmentaire de 27 scènes indépendantes compilées, selon la note finale de Brecht, à partir de récits de témoins et d’articles de journal11. Cette mise en avant du montage documentaire de la réalité ordinaire range la pièce du côté des collages du Journal de travail, à l’opposé d’une lecture narrative, linéaire et événementielle de la montée du nazisme. Il faut cependant aussi considérer ces quatre pièces à l’intérieur d’un ensemble plus large d’œuvres sur la crise de la démocratie, reliées de près ou de loin aux étapes historiques de la chute de la République de Weimar, et qui est peut-être, autant que le capitalisme (comme le veut Fredric Jameson), le grand sujet de Brecht. Parmi celles-ci nous avons retenu La Bonne Âme du Setchouan, parce qu’elle présente un exemple intéressant d’utilisation de matériaux historiographiques (en l’occurrence des analyses de l’historien Karl Wittfogel) dans la fiction.
I. 2. Non-univocité de la fiction
Comment faut-il envisager la référence historique à l’Allemagne de Weimar dans les pièces, et en quoi le type de référence les marque-t-elle comme fictionnelles ? À propos de La Résistible Ascension d’Arturo Ui, Brecht a donné des indications dans le Journal de travail :
dans ui il importait de laisser transparaître continuellement les processus historiques, d’autre part de doter “l’habillage” (qui est un dévoilement) d’une vie propre […]. une forme qui prendrait la première intrigue comme une symbolisation de la seconde, serait insupportable, du seul fait qu’alors on chercherait sans arrêt la “signification” de tel ou tel trait, sous chaque personnage le modèle original12.
En d’autres termes, il s’agit moins d’une parabole ou d’une pièce à clefs, proposant une narration « déguisée » de la prise de pouvoir d’Hitler, que d’une fiction autonome, dans laquelle « transparaissent » ou se « dévoile[nt] » les événements historiques. La même remarque vaut pour La Bonne Âme du Setchouan, que certains considèrent comme une allégorie de la paupérisation et de lafascisation de la société weimarienne13. Plutôt que de transpercer le référent apparent à la faveur d’une lecture allégorique, le spectateur est invité à tenir les deux références ensemble. Brecht se sert du fonctionnement de la fiction comme analogie globale du réel : y compris quand elle aborde des événements historiques uniques, elle introduit une tension entre plusieurs référentialités, au moins celle de l’intrigue et celle du monde vécu du lecteur. L’historiographie en revanche ne connaît a priori aucune tension de ce type, se bornant à la référentialité univoque des événements analysés : l’anachronisme est un outil cognitif pour la fiction, un obstacle cognitif pour l’histoire. Afin de s’immerger dans la fiction, chaque lecteur doit donner un sens à la tension entre le monde fictionnel de l’œuvre et son monde vécu. Pour le dire autrement, il doit négocier entre la référence particulière à des événements uniques (dans la fiction) et le statut totalisant ou métaphorique du jeu fictionnel qui, afin de provoquer l’immersion, implique une dimension universelle (ou du moins inter-subjective), et donc entre autres une relation à son monde vécu, à la différence de l’histoire. L’intrigue fictionnelle est autonome, mais elle renvoie également au réel sur le mode de l’analogie et de façon non-univoque (un événement fictionnel ne renvoie pas à un seul événement historique). Cette non-univocité nous paraît être un trait discriminant pour opposer fiction et histoire.
Brecht joue pleinement de cette tension caractéristique du genre en dédoublant la référence à l’intérieur de la fiction elle-même. On peut citer comme exemple l’annonce du bonimenteur au prologue d’Arturo Ui : « Tout est représenté en grand style tragique,/ Mais sans quitter d’un pas le réel authentique. Nous ne vous montrons pas une fiction nouvelle,/ […] Ce que nous vous montrons est partout bien connu:/ Le drame de gangsters que chacun a vécu. » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 814). L’opposition terme à terme entre « grand style tragique » et « réel authentique », « fiction nouvelle » et « bien connu » et, enfin, entre « gangsters » et « vécu » renvoie à deux pans de référentialité : les gangsters, la fiction et le grand style (avec une référence explicite au sous-genre fictionnel de la tragédie) s’opposant à l’histoire de la montée du nazisme connue du spectateur. Mais cette opposition terme à terme est finalementniée, puisque c’est dans le « grand style » que le spectateur retrouve le « réel authentique », dans le « drame » qu’il reconnaît le « vécu ». Brecht utilise plusieurs fois l’artifice de pancartes parallèles à l’intrigue rappelant des événements historiques de la montée du nazisme, alors qu’aucune référence explicite n’apparaît dans le texte de la pièce. Il multiplie même les référentialités, par exemple à la scène 12, à la fin de laquelle une pancarte rappelle les faits de la Nuit des longs couteaux, mais dont l’action rappelle également un autre événement historique – le massacre de la Saint Valentin 1929 emprunté à la vie d’Al Capone. Plus qu’à une particularité brechtienne, ce trait nous semble correspondre à l’exploitation d’un trait générique, accentué par Brecht dans sa volonté d’aborder l’histoire à travers la réécriture de textes fictionnels, mais néanmoins caractéristique, au-delà du théâtre, de la fiction dans son ensemble15.
I. 2. Convergence cognitive
Quel est alors le sens ou le contenu cognitif de ces référentialités historiques superposées, ou de l’anachronisme comme outil conceptuel ? Si la pluralité de la référence oppose fiction et historiographie, il ne faudrait pas définir celle-là comme un simple jeu ; ou, si l’on retient ce terme, il faut préciser que le jeu a un enjeu cognitif16. Même si l’écriture fictionnelle s’oppose à l’histoire par sa référentialité non-univoque, celle-ci n’empêche pas le lecteur d’y chercher un surplus cognitif plutôt que, ou en tout cas en plus de, la simple distraction, ce qui cette fois rapproche la fiction de l’écriture de l’histoire (réciproquement, le lecteur peut chercher de la distraction en plus du contenu cognitif d’un texte historiographique).
Malgré les allusions aux événements de l’histoire de Weimar, soutenues par le texte parallèle des pancartes, Arturo Ui obéit moins au principe structurel de la chronique qu’à celui de la revue, tout comme le montage Grand-peur et misère du Troisième Reich. Il s’agit plutôt pour Brecht de construire, à travers des vignettes successives annoncées au début par le bonimenteur comme les numéros d’un spectacle de variété17, une même tension sous-jacente. Les numéros juxtaposent des références à l’histoire du début du xxe siècle et à ce que Brecht nomme le « grand style » des vers iambiques et des allusions classiques à Goethe, Schiller et Shakespeare – certaines scènes, comme celle du comédien (scène 6) ou celle du magasin de fleurs (scène 12) n’ayant aucun sens dans une perspective historique. Les événements s’effacent donc derrière une tension entre d’une part l’intrigue proprement dite, à savoir l’« ascension » politique d’un homme ordinaire (« si/ Par exemple, tu apparais sur la scène en tant que fils du Bronx/ Ce que tu es d’ailleurs vraiment18 »), et d’autre part les représentations classiques de la souveraineté, telles qu’elles s’expriment dans les vers déclamés dans la « scène du comédien » (scène 6) permettant de légitimer la violence grâce aux catégories de la morale classique – une recette que Ui met en pratique dès la scène suivante. La démarche (physique) dominatrice qu’il apprend à la même occasion (« Évidemment que c’est/ Pour les petites gens », La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 48 ; cf. gw 4, 1770) est l’une des images les plus parlantes du potentiel autoritaire d’une démocratisation du pouvoir (un « fils du Bronx » prend le pouvoir au nom du peuple) qui se combine avec des représentations archaïques de la légitimé inspirées notamment par la grande littérature. Cette tension entre un processus de démocratisation politique et les représentations classiques du pouvoir pose bien une question historique, même si elle n’est pas traitée par Brecht à la manière de l’historiographie. Autrement dit, la juxtaposition des niveaux de référentialité caractéristique de la fiction permet un apport cognitif sur l’histoire, même si les événements de la pièce restent explicitement fictionnels, laissant au spectateur le soin de construire leur rapport aux événements réels19.
La modélisation historique de Brecht se comprend mieux au regard d’autres pièces sur les dysfonctionnements du processus de démocratisation, comme La Bonne Âme du Setchouan. Sans doute également choisi en référence à des événements réels20, le substrat chinois a été élaboré à partir de la lecture par Brecht des analyses de son collègue berlinois, l’historien marxiste hétérodoxe Karl Wittfogel, sur la « voie chinoise » de développement, dans le contexte des débats du Komintern sur l’unicité du schéma d’évolution historique tel qu’il avait été exposé par Marx21. Brecht a donc conçu une pièce centrée sur la formation d’un prolétariat urbain dans un monde à dominante rurale et traditionnelle, marqué par les croyances religieuses. L’intrigue tourne autour du « don des dieux », qui doit (espèrent les dieux) permettre à Shen Te de sauver le monde ancien de la clientèle, de la mendicité, et des conceptions traditionnelles de la bonté, mais qui se révèle en réalité être le ferment de la transformation capitaliste. En effet, à cause de ce don, les mendiants sont en fin de compte transformés en ouvriers, et la manufacture établie précisément dans les entrepôts où se réfugiaient les pauvres, symbolisant la continuité entre l’asile qui leur est accordé dans une logique d’aumône, et la naissance de l’industrie moderne dans les mêmes sweatshops ou « étuves crasseuses » (schmutzige Schwitzbuden) du barbier Shu Fu destinées d’abord à servir de refuge aux démunis (La Bonne Âme du Setchouan, p. 10522).
Cette modernisation apparaît elle aussi comme dysfonctionnelle, notamment dans sa dimension politique : en effet, Shui Ta, en établissant la manufacture avec l’argent de Shu Fu (écho plus vénal du « don des dieux » qui ouvre la pièce), promet à chacun la possibilité de s’améliorer : « Les repas sans contrepartie n’auront plus lieu. En revanche, la possibilité sera donnée à chacun de s’élever honnêtement à la force du poignet. » (La Bonne Âme du Setchouan, p. 82 ; gw 4, 1574). On voit comment un éthos libéral se substitue à la logique de l’aumône issue du monde traditionnel ; cependant, la pièce suggère que ce discours ne sert qu’à donner une justification morale à la pauvreté que la modernité n’élimine pas. Brecht montre ainsi comment la modernisation économique – l’apparition de la manufacture – se combine avec un discours politique d’essence traditionnelle qui justifie la pauvreté et la violence au nom du « gouvernement par la vertu ». La mise en scène par Giorgio Strehler en 1981 à Milan de l’épisode de la manufacture sous l’aspect d’un camp de concentration, s’il force le trait, met le doigt sur cette conjonction dysfonctionnelle entre rationalisation technique et représentations archaïques du bien, conjonction dont le nazisme peut-être vu comme un développement possible. Nous proposons donc de lire la pièce de Brecht comme une façon de modéliser les dysfonctionnements de la démocratisation ou de la modernisation, qui se rapporte aussi bien à l’échec de la première démocratie chinoise qu’à la fascisation de la République de Weimar23.
Cette modélisation qui, moins encore que dans Arturo Ui, ne s’appuie sur aucun événement historique particulier, peut se rapporter également à la Chine des années 1930, dont le système politique se modernise sans se démocratiser. Brecht fait ainsi écho aux thèses de Wittfogel sur l’absence en Chine d’élites modernes capables d’institutionnaliser les idéaux de liberté promis par le premier mouvement démocratique. L’absence des élites locales traditionnelles dans la pièce de Brecht, laissant les paysans prolétarisés en tête-à-tête avec un illuminé taoïste, annonce ainsi l’échec du constitutionnalisme non seulement dans l’Allemagne de Weimar, mais également dans la Chine de Chiang Kai-shek. Cette convergence s’exprime jusque dans les images : comme le note Irène Bonnaud, la persistance du monde traditionnel s’affiche dans le mélange de chinoiserie et de kitsch baroque qui caractérise les dieux chinois débarquant soudain dans le monde « weimarien » de la grande ville moderne24.
En réalité il y a bien une thèse historiographique sous-jacente à cette modélisation fictionnelle, qui contourne les événements à la faveur d’une réflexion sur l’imbrication des régimes de souveraineté et de légitimité modernes et traditionnels. Cette façon d’aborder la crise de la démocratie sous Weimar et la montée du nazisme est comparable, par exemple, aux analyses d’un historien comme Ian Kershaw, qui s’appuie dans Hitler. Essai sur le charisme en politique sur le concept de charisme défini par Weber comme la « grande puissance révolutionnaire des époques liées à la tradition25 ». La description par Kershaw du « brusque renforcement des aspirations déjà assez répandues à un système de gouvernement totalement différent, fondé sur l’exercice d’un pouvoir personnel impliquant une responsabilité personnelle » pourrait ainsi très bien apparaître comme la version discursive de la scène 9 d’Arturo Ui26. On voit donc que l’affinité entre fiction et historiographie existe (sans se limiter à la forme narrative que Kershaw n’adopte d’ailleurs pas dans ce texte, qui peut en effet être qualifié d’« essai historiographique »). Cependant, si le modèle construit dans la fiction a une dimension cognitive, sa référentialité n’est pas univoque, ce qui suffit à le soustraire très naturellement à la contrainte véridictionnelle, elle peut en particulier se servir avec profit de l’anachronisme. En ce sens, les textes de fiction ne sont pas soumis au critère de falsifiabilité ou de réfutabilité ; l’historiographie, elle, sera invalidée en tant qu’historiographie si sa référence au passé n’est pas avérée.
Une telle conclusion ne peut manquer de soulever la question du lien entre la « justesse » de la modélisation cognitive et l’appréciation esthétique. Sur ce point épineux, on se contentera de suggérer que, si la satisfaction esthétique est d’autant plus grande que les référentialités ouvertes par l’œuvre sont riches et multiples, ces référentialités doivent néanmoins présenter à l’esprit du lecteur une certaine pertinence, faute de quoi il ne pourra les réaliser dans sa lecture. De même, elles ne doivent pas présenter de problème éthique de nature à faire obstacle au plaisir de la lecture. L’incommensurabilité morale mentionnée ci-dessus peut amener le lecteur à refuser l’immersion fictionnelle si le « coût » moral du make-believe (par exemple l’idée : « le fascisme est acceptable ») est trop élevé par rapport au résultat escompté (une distraction passagère). Ces deux nuances ne remettent certes pas en cause la différence fondamentale entre une référentialité univoque du côté de l’historiographie et multiple du côté de la fiction. Mais elles suggèrent également l’importance de la dimension cognitive dans l’activité de modélisation fictionnelle, du côté à la fois de l’auteur et du lecteur ou spectateur.
II. Pragmatique de la fiction et écriture de l’histoire
Au plan cognitif, il y a donc ségrégation de principe, mais convergence possible dans la pratique entre les genres de l’histoire et de la fiction. De même, sur le plan pragmatique, l’intentionnalité et les techniques diffèrent en principe entre fiction et histoire. Le mécanisme privilégié de la fiction est l’immersion du spectateur, nécessitant, dans la formulation canonique de Coleridge, une willing suspension of disbelief, soit un type particulier de croyance qui ne se confond pas avec le jugement véridictionnel porté par le lecteur sur un texte historiographique. De ce point de vue, malgré sa dimension cognitive, la fiction est un acte pragmatique avant d’être un acte cognitif : l’activité de modélisation qu’elle propose au lecteur est conçue pour provoquer un effet d’immersion et donc de plaisir, et non pour renvoyer terme à terme au réel historique. Un texte historiographique en revanche ne vise pas immédiatement, au-delà de son contenu cognitif, un effet perlocutoire (même si bien sûr un lecteur peut être bouleversé par un livre d’histoire). S’il a une charge pragmatique, celle-ci s’épuise dans son contenu cognitif : elle se résume à faire croire à sa propre véracité.
Cette opposition frontale peut être relativisée, sans être annulée : Michel de Certeau souligne ainsi que l’historiographie a bien une dimension pragmatique consistant à faire advenir l’histoire : « à la fois contractuelle et légendaire, écriture performative et écriture en miroir, elle a le statut ambivalent de “faire l’histoire” […], et pourtant de “raconter des histoires”27 ». François Dosse souligne également que de Certeau a fait l’éloge de l’introduction par Paul Veyne d’un principe de plaisir dans la pragmatique historiographique : « C’est une révolution que d’installer le plaisir comme critère et comme règle, là où ont régné tour à tour la “mission” et le fonctionnariat politique de l’historien, puis la “vocation” mise au service d’une “vérité” sociale, enfin la loi technocratique des institutions du savoir28 ». Pour autant, ce plaisir est le plaisir de l’historien, non du lecteur, et en ce sens, il reste subordonné au critère véridictionnel de critique qui définit l’activité de l’historien elle-même. Le « pur plaisir » de l’historien dans le choix de son sujet reste subordonné au jugement critique de pertinence de ses lecteurs. Ainsi « faire advenir l’histoire » n’implique pas, y compris pour de Certeau, que la dimension pragmatique annule les autres aspects de l’écriture de l’histoire29. On peut donc tenir compte du fait que l’historiographie moderne ne cache pas au lecteur la distance avec le réel induite par la représentation verbale, sans pour autant remettre en cause l’opposition entre l’histoire et la fiction. Les deux types de textes se placent sous des régimes de croyance différents : la fiction exige une suspension du doute, mais le spectateur reste conscient qu’elle est une immersion plutôt qu’une caution véridictionnelle ; l’historiographie au contraire, doit susciter chez son lecteur un questionnement permanent quant à la conformité ou la pertinence du modèle proposé au réel, aboutissant à un tri et, in fine, à l’adhésion ou au rejet de son contenu véridictionnel, jugement dans lequel le texte historiographique épuise sa finalité.
Sur la base d’une telle opposition de principe se greffe alors la réalité d’une pratique moderne de la fiction et de l’histoire. Sur ce plan, on peut souligner la volonté parallèle des deux genres de se dégager de leur entrelacement généalogique avec les catégories de la morale et avec l’idée d’une complétude sémantique ou d’un « sens de l’histoire ». Si les dimensions du présent article ne permettent pas une analyse détaillée de cette remise en cause dans les textes historiographiques modernes, on tentera au moins de l’illustrer dans le domaine des textes fictionnels.
II. 1. Croyance et normativité
L’immersion du spectateur dans la fiction est généralement obtenue à travers certaines conventions génériques qui déterminent dans l’esprit du spectateur le statut pragmatique du texte dont il prend connaissance et qui ont souvent une dimension normative. De ce point de vue, Arturo Ui est un exemple privilégié pour l’analyse, puisque la pièce se veut à la fois une illustration et une remise en cause des conventions théâtrales et, partant, de la dimension normative de la fiction traditionnelle. C’est ce sens que l’on peut donner à la présence massive de citations et d’allusions tirées du Richard III (scène 13 et 14 de Ui) et du Jules César (scène 6 de Ui) de Shakespeare, du Faust de Goethe (scène 12) et du Wallenstein de Schiller. Brecht choisit le Blankvers du théâtre classique allemand (et de la traduction de Shakespeare par Schlegel et Tieck), dont il écrit dans un texte destiné à précéder la pièce dans la série des Versuche, qu’il rend « l’héroïsme des personnages […] mesurable » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 109). Ce vers correspond au « grand style30 » dans lequel il tient à faire jouer les actions des gangsters afin de souligner l’effet de l’immersion théâtrale à travers « un effet pastiche quand je fais jouer des gangsters et des marchands de choux-fleurs en vers iambiques, seul moyen d’amener à la lumière de la rampe l’inadéquation de leurs attitudes seigneuriales31 ». Sur le plan pragmatique aussi, l’anachronisme est donc productif. Dès le prologue, le bonimenteur annonce à la salle : « Vous allez voir, joués par les plus grands acteurs,/ Les illustres héros du monde des gangsters » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 7 ; gw 4, 1721). L’accent est donc mis d’emblée sur la fascination qu’exerce sur le spectateur la « grandeur dans le mal », puisque Gori est annoncé comme « un des plus grands tueurs de toute la chronique » (p. 8) et Ui lui-même comme « le gangster des gangsters, le tristement célèbre/ Arturo Ui, fléau que le ciel en colère/ Envoya nous punir de nos iniquités,/ Nos crimes, nos erreurs et notre lâcheté ! » (ibid.). Si Brecht affirmait en 1954 vouloir « détruire le dangereux respect habituel devant les grands morts32 » (un objectif que l’historien ne pourrait nourrir que de façon secondaire), cette mise en cause finit par se diriger contre les héros « tyranniques » et néanmoins fascinants du théâtre classique, Richard III et Jules César, qui sont ici rapprochés des gangsters de Chicago. À la manière des constellations de Benjamin, Brecht suggère ainsi un lien entre les grands textes de la tradition culturelle et la préparation des esprits au fascisme.
À travers les époques, Brecht met en cause la continuité d’une certaine attitude du spectateur nourrie par le théâtre, dans laquelle l’immersion fictionnelle entraîne une neutralisation de l’esprit critique. Même si les personnages sur scène sont condamnés au nom de la morale (ou peut-être d’autant plus qu’ils sont condamnés), l’immersion fictionnelle en fait de « grandes figures », fussent-elles des figures de « grand criminel » capables de faire frissonner le bourgeois. De ce point de vue, Brecht ne distingue pas entre Richard III et Al Capone, « la grande politique » et « le meurtre crapuleux » (I. Bonnaud). Cette critique rejoint en partie celle de l’école de Francfort contre la société du spectacle, à ceci près que Brecht est à la fois plus radical et moins sévère qu’Adorno. Il se situe en effet au niveau de la fiction dans sa totalité, et non de l’industrie du « kitsch » qui aurait pris le relais de l’art classique, et abrutirait le spectateur soumis au mode de production capitaliste. Pour Brecht, la fiction – même le théâtre de Shakespeare, qu’il a lui-même souvent choisi de retravailler – n’a jamais été « hors spectacle33 ». En revanche, il revendique cette dimension « culinaire » de l’immersion fictionnelle comme une part intégrale de son théâtre, le plus explicitement dans le grand opéra Mahagonny. Pour autant, il ne s’agit pas de rejeter en bloc cet art du spectacle, mais de le transformer pour qu’il puisse susciter la réflexion critique du spectateur.
Le constat est un peu différent dans La Bonne Âme du Setchouan. Ici, c’est directement la normativité des conventions génériques qui est mise en cause à travers l’artifice théâtral du travestissement. Le personnage principal est ainsi dédoublé en un versant qui apparaît comme « bon » et en un autre, « mauvais », division qui recoupe les autres lignes de tension de la pièce, puisque Shen Te représente le monde traditionnel, alors que Shui Ta est associé au monde moderne de l’instauration de la manufacture. En montrant à travers la scène du déguisement (interlude entre les scènes 4 et 5) que cette division du personnage n’est qu’un artifice théâtral (Shen Te s’habille en Shui Ta en chantant une chanson dont les strophes successives illustrent le changement progressif de sa personnalité), Brecht donne à voir au spectateur que la « bonté » n’existe pas autrement qu’en tant que convention théâtrale, que l’amour (Shen Te tombe amoureuse de Yang Sun) n’est pas plus pur que l’intéressement (Shui Ta et Yang Sun deviennent associés en affaires).
S’agit-il simplement de démystifier les catégories du théâtre « idéaliste » ou « bourgeois », de tourner en ridicule la « bonne volonté » kantienne que Schiller se donnait pour projet de transposer sur scène pour mieux la susciter dans la salle ? Il nous semble qu’il s’agit d’un projet plus généralement lié à la fiction elle-même, destiné à montrer au spectateur son entrelacement généalogique avec les catégories de la morale qui, tout comme la croyance dans le « grand homme », font partie historiquement des vecteurs d’immersion fictionnelle. De même que le jugement normatif (la catégorie du « mal » annoncée dès le prologue du bonimenteur) permet de dédouaner le spectateur des scrupules qu’il pourrait avoir à admirer le personnage de Ui, de même la division claire en bien et mal dans La Bonne Âme fait partie des conventions de la fiction qui immergent le spectateur dans la willing suspension of disbelief. Brecht fait, dans ces deux pièces, le pari que la mise en abyme des vecteurs d’immersion de la fiction peut contrecarrer la suspension du doute ou la croyance implicite du spectateur dans les catégories du « grand homme » digne de respect ou dans celles du bien et du mal. Il n’empêche que la finalité de la fiction reste, pour lui aussi, d’ordre pragmatique : il s’agit de provoquer chez le spectateur non l’identification avec certains normes ou leur rejet, mais le choc de l’absence de tout repère moral. En ce sens, le rejet par Brecht de la compassion n’est pas sans rappeler la neutralité axiologique de l’historien.
L’historien moderne cherche bien souvent, comme Brecht, à démystifier ce que certains considèrent comme de « grands actes ». Jadis, l’histoire se donnait comme objectif explicite (de même parfois que la fiction) de former les esprits, notamment à la morale. On pourrait donc conclure avec Hayden White que l’historiographie moderne, comme la fiction moderne, se dégage peu à peu de cette normativité encore latente34. On pourrait citer les historiens du nazisme qui, délaissant les catégories comme la « banalité du mal », forgent de nouveaux concepts compatibles avec la neutralité axiologique, comme par exemple la dynamique bureaucratique qu’illustre Browning, ou la genèse d’une « l’opinion populaire » étudiée par Kershaw. Cette sortie de la normativité se fait cependant différemment dans la fiction, où la dimension qui domine est pragmatique et non cognitive. De ce fait, dans l’histoire pratiquée aujourd’hui comme science (humaine), certaines analyses sont de fait disqualifiées par d’autres, alors que la catégorie de fiction englobe en droit la totalité de la production placée sous ce terme (une pièce de Shakespeare n’est pas disqualifiée en tant que pièce par une pièce de Brecht). En ce sens, alors que l’historiographie contemporaine nous sert d’étalon pour comprendre ce qu’est l’histoire en droit, le théâtre de Brecht apparaît comme une tentative moderne en marge d’une longue tradition dominant le genre (y compris de nos jours) et non comme un nouveau « standard » qui invaliderait la production passée. De ce point de vue, la volonté de Brecht de « détruire le dangereux respect » du spectateur pour ce qui est représenté sur scène relève encore de la dimension pragmatique caractéristique de la fiction, même si celle-ci ressort profondément transformée de l’expérience brechtienne. Les deux tentatives parallèles de la fiction et de l’histoire moderne de se dégager de l’emprise de la normativité restent en ce sens bien distinctes.
II. 2. Totalisation et fragmentation : la question du sens de l’histoire
La fiction a la particularité, quand on la compare à l’histoire, de se présenter comme un monde clos. L’intrigue qu’elle représente n’existe que pour autant qu’elle est représentée et en ce sens la modélisation fictionnelle est une sorte de totalisation. Le plaisir de l’immersion est, d’ailleurs, pour une grande part liée à cette attente de la part du lecteur ou spectateur que le monde fictionnel se referme, en proposant un jugement global sur l’intrigue et le monde dans lequel elle se situe35. Nous attendons d’une œuvre de fiction une complétude narrative qui ne manque pas d’être satisfaisante en comparaison d’un monde vécu toujours inachevé, et se transforme souvent en complétude normative. L’historien, en délimitant son objet dans le réel, effectue lui aussi une totalisation qui ne va pas sans poser problème du point de vue véridictionnel ; son lecteur sait cependant que ce qu’il représente a existé indépendamment et au-delà de sa représentation. Le lecteur sait qu’il peut lire d’autres ouvrages qui découpent et conceptualisent différemment un même pan de réel.
Une fois de plus, Brecht met en abyme cette particularité générique de la fiction afin de mieux la subvertir et de la transformer. Dans La Bonne Âme du Setchouan il reprend le topos de la scène de tribunal, répandu dans le théâtre classique, qui permet de clarifier les débats normatifs à la fin d’une pièce à travers un jugement explicite. Cette scène est suivie d’une parodie du happy end où Brecht mêle le kitsch de l’opéra baroque et les paillettes de Broadway, puisque les trois dieux, ayant prononcé leur verdict concernant Shen Te, s’élèvent sur un nuage rose, abandonnant les mortels à leurs problèmes, tandis qu’une douce chanson berce les oreilles du spectateur. Cependant, les contradictions du monde qu’ils quittent restent entières : les dieux refusent d’arbitrer entre Shen Te et Shui Ta, entre la bonté et l’exploitation, puisque toutes les oppositions binaires se révèlent être des leurres théâtraux. Brecht souligne ainsi la continuité entre un monde (traditionnel) où les pauvres sont réduits à la mendicité et vivent de l’aumône (distribuée par Shen Te) et un monde (moderne) où les pauvres, désormais en mesure de s’élever par le travail jusqu’à détenir les moyens de production comme Shui Ta et Yang Sun, n’en deviennent pas pour autant « meilleurs », ne cherchant pas à accroître la justice sociale ou à aider ceux qui sont plus pauvres qu’eux. L’identité Shen Te/Shui Ta permet de démontrer que les exploités d’hier sont les exploiteurs d’aujourd’hui, et que les « pauvres » ou la « classe ouvrière » ne détiennent nullement la clef de la sortie d’un rapport de force toujours renouvelé au cours du processus historique36. Au-delà de la représentation de la prolétarisation au temps de Weimar comme évolution conduisant au nazisme, Brecht se refuse par ce geste à représenter les pauvres comme des victimes, les montrant comme des exploiteurs en puissance et brisant la sympathie naturelle du spectateur à leur égard (on pourrait faire la même remarque à propos de l’adhésion des prolétaires au discours d’Arturo Ui). La charge pragmatique consiste à interroger le spectateur sur la possibilité de sortir d’une tension historique qui a conduit au moins une fois à l’avènement d’un régime totalitaire. Brecht introduit ainsi une résistance à l’idée d’un sens de l’histoire, à la possibilité d’un jugement – à la fois comme clarification ex post des camps du bien et du mal, et comme séparation du spectateur de l’histoire en train de se faire qui dédouanerait celui-là de l’issue de l’évolution.
Néanmoins, Brecht ne tranche pas pour autant la question de l’interprétation du nazisme et de son rapport à l’exacerbation des conflits du capitalisme. Se démarquant ostensiblement des pratiques canoniques de la fiction, il fait suivre la scène de jugement et la parodie d’apothéose par un épilogue où un acteur vient devant le rideau pour déplorer l’absence de dénouement : « À présent, cher public, pas de ressentiment:/ Nous le savons, ce n’est pas un vrai dénouement. […] Faudrait-il d’autres hommes ? Un monde changé ?/ Peut-être seulement d’autres dieux ? Ou aucun ? […] Très cher public, cherche la fin qui fait défaut » (La Bonne Âme du Setchouan, p. 110 ; cf. gw 4, 1607). La mise en cause de tout jugement historique (« un monde changé ? ») et la déconstruction des catégories de morale (« d’autres dieux ? ») finissent par miner la complétude de la fiction. L’épilogue devant le rideau brise ainsi les conventions théâtrales, ouvrant la fiction sur l’espace de la représentation, et renvoyant le conflit représenté sur scène aux spectateurs dans la salle, incités à « chercher une fin » plutôt que de rentrer chez eux avec le même apaisement que les dieux s’élevant sur leur nuage. Brecht, en remettant en cause les conventions du genre, cherche à provoquer chez le spectateur un effet pragmatique d’une autre nature que la fiction traditionnelle. Eu égard aux multiples référentialités possibles, la charge subversive de la pièce (par exemple lors d’une représentation en RDA – qui n’a eu lieu qu’après la mort de Brecht et avec un ensemble de textes annexes visant à désactiver sa charge) est évidente. De ce point de vue, la précision liminaire de Brecht « La province du Setchouan de la fable, qui représentait tous les lieux où des hommes exploitent d’autres hommes, n’en fait plus aujourd’hui partie… » (La Bonne Âme du Setchouan, p. 111 ; gw4, 1842), ajoutée en 1953, entre directement en conflit avec toute la pièce, dans la mesure où elle tranche l’issue et l’interprétation du conflit historique37.
Si l’on peut estimer que l’historiographie partage avec la fiction brechtienne la volonté d’une ouverture de l’histoire sur le plan normatif, elle ne peut pas directement impliquer son lecteur à la manière de Brecht interpellant sont spectateur. Dans La Résistible Ascension d’Arturo Ui, le refus de la fermeture traditionnelle de la fiction interdit au spectateur de se dédouaner en se coupant d’un épisode présenté comme purement historique. La question centrale de la pièce est en effet celle de la « résistibilité » de l’ascension d’Ui et du rôle du théâtre dans la déresponsabilisation du spectateur devant l’histoire. Dès le prologue, le bonimenteur semble justifier l’ascension d’Ui, « fléau que le ciel en colère/ Envoya nous punir de nos iniquités/ Nos crimes, nos erreurs et notre lâcheté ! » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 8, cf. gw 4, 1722). Le spectateur est ainsi confronté à sa croyance implicite dans une justice immanente. L’idée de juste châtiment du ciel trouve un écho dans la pièce avec l’apparition, dans une scène inspirée de Macbeth et de Richard III, du spectre de Roma annonçant une vengeance à venir contre Ui : « le jour viendra où ceux que tu as fait abattre/ Se dresseront, Arthur, et ceux que tu feras/ Abattre à l’avenir. Un peuple surgira,/ Et tous ils marcheront contre toi » (ibid., p. 99 ; cf. gw 4, 1827). Brecht met ici le doigt sur la façon dont la complétude normative de la fiction, par exemple dans les pièces shakespeariennes, contribue à dédouaner le spectateur au nom d’un mouvement historique qui finit par châtier le mal et rétablir la justice. Cette mise en abyme des attentes du spectateur vis-à-vis d’une pièce du « grand style » où le mal est puni et les crimes vengés, interroge bien sûr l’histoire réelle, et en particulier l’holocauste. Elle résonne étrangement avec les réflexions développées par Walter Benjamin dans la onzième de ses Thèses sur l’histoire, où il s’en prend à la croyance passive de la gauche européenne en une rédemption certaine par la révolution dans un futur certain alors qu’elle est confrontée à l’immédiateté du fascisme.
L’épilogue, écrit en 1950, avec sa célèbre chute « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch » (gw 4, 1835), traduit en français par une référence au théâtre grec, « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 105), confirme que la pièce est d’abord une exhortation au spectateur à s’interroger sur sa propre responsabilité dans la fabrication de l’histoire, l’incitant à la considérer comme le produit de ses actes. C’est à ce niveau que, même si l’omission de l’antisémitisme de la pièce reste problématique, elle ne modifie pas profondément le projet de l’auteur38. On a d’ailleurs un temps considéré que, comme dans La Bonne Âme, la pièce se terminait sur l’interrogation ouverte de la fin de la scène 9a : « Hé ! Au secours ! Pas un pour stopper cette peste ? » (ibid., p. 67 ; gw 4, 1790) ; cet appel continue à résonner même à sa place actuelle. Quoi qu’il en soit, l’arrêt de l’intrigue au moment où Ui est en pleine ascension, combiné avec l’appel de l’épilogue, laissent ouverte la question de la « résistibilité » et de ses conséquences, y compris dans d’autre contextes, par exemple soviétique, expliquant peut-être l’absence de toute publication et mise en scène par Brecht de son vivant.
Les deux pièces cherchent donc, comme le fait l’historiographie moderne, à résister à l’invasion de la représentation par des catégories morales explicites ou implicites, laissant au spectateur un espace pour sa propre interrogation éthique. Certes, une telle remise en cause par Brecht du théâtre traditionnel n’élimine pas ce dernier au même titre qu’un ouvrage plus récent peut discréditer un ouvrage historiographique dépassé. De même, on peut comparer la volonté de Brecht de contrecarrer la croyance du spectateur en l’idée d’une justice immanente ou d’un sens de l’histoire à celle des historiens modernes cherchant à expurger leurs analyses de téléologies cachées. Pour autant, il y a une différence pragmatique certaine entre le dispositif de Brecht, cherchant à ouvrir un champ d’intervention pour le spectateur dans l’histoire, et l’historien qui peut difficilement intégrer dans son analyse la possibilité pour son lecteur d’agir sur le réel. On mesure d’ailleurs bien les problèmes soulevés par une neutralité axiologique systématique de l’histoire « post-humaniste » quand elle adopte une équivalence totale entre victimes et bourreaux, ou au contraire quand elle est accusée, comme Daniel Goldhagen à propos des Bourreaux volontaires d’Hitler, de susciter une fausse empathie39.
III. Conclusions
On peut tirer de ce survol deux séries de conclusions. Les premières concernent le rapport générique de la fiction à l’écriture de l’histoire. Tout en nous situant dans une perspective « ségrégationniste », nous n’avons pas cherché à occulter les convergences de la fiction avec l’histoire. Si la fiction n’est pas régie par une contrainte véridictionnelle et renvoie au contraire à des référentialités multiples, elle n’en a pas moins une dimension cognitive qui la rapproche de l’histoire. Ainsi le contenu des deux pièces abordées est incontestablement marqué par la réflexion historique de Brecht sur la crise de la démocratie au début du xxe siècle, par ses lectures d’ouvrages historiques, théoriques, et sa volonté de dialoguer avec leurs auteurs. Si l’adhésion à la validité de sa thèse n’est pas une condition absolue pour l’immersion du lecteur, celui-ci y trouvera néanmoins sans doute d’autant plus de plaisir qu’il considère les pièces de Brecht comme des modélisations riches de signification (même s’il n’est pas d’accord avec telle ou telle thèse qui pourrait en découler).
Du point de vue pragmatique, les deux genres relèvent de régimes de croyance différents : si la fiction vise à immerger le lecteur dans un monde autonome, l’histoire épuise sa finalité (en tout cas première) dans son rapport au vrai, même si elle a de fait parfois été entraînée sur le terrain de la totalisation ou de la généralisation, notamment morale. On peut s’interroger sur un texte comme celui de Walter Benjamin, avançant en 1940 que l’histoire fait l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais celui qui est rempli de temps actuel 40. Il appelait ainsi à une histoire qui rompe avec la linéarité pour relier certaines « constellations historiques » par-delà les époques (la Jetztzeit comme cristallisation dans le présent de toute l’histoire des luttes des opprimés). Cet appel fondateur d’une conception engagée de l’histoire a certes contribué à transformer l’historiographie dans le sens des « subaltern studies », qui pratiquent les rapprochements inattendus à travers les époques et les continents. Pour autant, la vision poétique de Benjamin évoque davantage la pratique littéraire de Brecht que celle d’un historien – elle pose elle aussi la question du possible engagement ou de l’empathie de l’histoire post-humaniste. Au total, plutôt qu’à une opposition exclusive, on peut conclure à la domination de la dimension cognitive sur la dimension pragmatique dans l’histoire, alors que dans la fiction c’est la dimension pragmatique qui domine la dimension cognitive.
La seconde série de remarques concerne plus particulièrement le théâtre de Brecht et la conception de l’histoire qui en découle – dont on peut se demander si elle procède d’une conscience spécifiquement moderne. Une certaine congruence est indéniable entre une fiction moderne qui s’interroge réflexivement sur ses propres catégories (même si cette tendance existait certainement aussi d’une autre manière dans la littérature prémoderne) et une historiographie moderne soucieuse à la fois de congédier les conventions génériques « préscientifiques » (la continuité narrative, les catégories morales, la fixation sur les « grands hommes »), mais aussi les prétentions de scientificité calquées sur les sciences dures (les « lois » de l’histoire, le présupposé d’un progrès linéaire), allant parfois jusqu’à une thématisation réflexive par l’historien des limites de ses propres analyses. De même, Brecht met en cause la complétude du monde fictionnel (absence de dénouement clair ; possibilités de lectures multiples soutenues par des indices divergents) d’une manière que certains historiens ne renieraient peut-être pas, montrant l’histoire sous une forme fragmentaire, inachevée et répétitive, dans laquelle le spectateur est lui-même pris et doit forger ses propres jugements. Cette conception s’oppose bien sûr à l’historiographie hégélienne (alors même que Brecht exprime son admiration pour la Philosophie de l’histoire dans le Journal de travail le 26 février 1939) et marxiste41. Même Lukács, reconnaissant l’opacité du mouvement historique, accordait justement à la fiction la capacité de transcender cette fragmentation événementielle en lui donnant un sens. Brecht s’emploie au contraire à ériger des obstacles pour empêcher toute lecture univoque du sens de l’histoire, insistant sur les impasses et la « résistibilité » des évolutions, dans une veine que l’on peut rapprocher de sa philosophie plus générale de la cognition. Ulrich Sautter, documentant son intérêt pour les travaux de Carnap et l’empirisme logique, souligne ainsi son enthousiasme pour une « logique quantique », citant à l’appui un passage d’un essai peu connu de Brecht : « En simplifiant quelque peu : nous ne voulons pas de (et ne devons pas susciter chez nos spectateurs) une attitude qui, confrontée à des individus, aspire toujours à une causalité absolue plutôt que, comme le disent les physiciens, à une causalité statistique42 ». C’est cette logique « quantique » qui aurait permis à Brecht de relativiser le scientisme marxiste sans pour autant renoncer à donner à ses constructions fictionnelles une dimension cognitive, dans un itinéraire qui le rapprocherait de bien des historiens post-marxistes43.
Mais Brecht va au-delà des questions de méthodologie que peut éventuellement partager un historien, pour esquisser ce qui nous semble être une véritable philosophie de l’histoire. En s’appuyant sur l’analyse des deux pièces proposée plus haut, on pourrait la caractériser par deux traits principaux qui le rapprochent de Benjamin. Les deux pièces s’en prennent à l’idée d’un progrès linéaire apporté par la modernité. Dans La Bonne Âme du Setchouan, Shen Te et Shui Ta ne font qu’un, les opprimés d’hier sont les oppresseurs de demain et le prolétaire n’attend que de poignarder son voisin dans le dos pour survivre, loin de toute certitude messianique d’une libération du prolétariat par la lutte des classes. De même, si le personnage d’Ui est le résultat d’un montage complexe, il donne aussi à voir la transformation de l’homme commun (« l’homme du Bronx »), sinon du prolétaire, en fasciste, suggérant que la démocratisation de l’accès au pouvoir n’entraînera pas nécessairement d’amélioration des rapports de domination. La modernité d’Hollywood et des films de gangsters ne vaut en rien mieux que la « grandeur dans le mal » des tyrans shakespeariens, et les spectateurs modernes ne résistent guère mieux que leurs lointains aïeuls aux séductions de ces discours. Comme le suggère Benjamin dans la onzième Thèse, l’enjeu d’une véritable libération est d’abolir la Herrschaft, les rapports de domination qui permettent d’exploiter les hommes et la nature, et que la modernité n’a fait que reconfigurer et reproduire. Ainsi le fascisme devient la dernière expression du « droit d’exception » (Standrecht) que Benjamin voit se répéter à travers l’histoire.
L’autre trait de la philosophie de l’histoire de Brecht est son affirmation, tout à fait à la manière de Benjamin, de constellations significatives composées du rapprochement entre plusieurs configurations historiques : le parallélisme suggéré entre la Chine républicaine plongée dans la « mise au travail capitaliste » et l’Allemagne de Weimar, la juxtaposition d’Al Capone, d’Hitler, et des héros du théâtre classique. De ce point de vue, Arturo Ui, en proposant une relecture des grands textes dramatiques historiques que sont Jules César et Richard III de Shakespeare ou le Wallenstein de Schiller, met en lumière ce que Benjamin appelle le cortège des vainqueurs, défilant auprès de la catin nommée histoire (thèse XVI), et leur continuité avec les tyrans de la modernité. Comme Benjamin, Brecht suggère que la résistance politique dans le présent (contre le fascisme) va de pair avec la relecture de l’histoire (les grands hommes immortalisés dans les grandes pièces). Et pour cette résistance, il fait essentiellement confiance à la « farce et à la ruse des opprimés », comme l’écrit Michaël Löwy, même si l’issue heureuse de cette résistance n’est jamais garantie. Cette vision de l’histoire ouverte et incertaine, où le jugement sur le passé est renvoyé sans cesse vers l’avenir, fait en dernière analyse des fictions de Brecht moins des lectures de l’histoire que des actes pragmatiques qui s’inscrivent dans l’histoire autant qu’ils la représentent, invitant le spectateur à s’emparer lui-même du projet d’émancipation politique qu’ils portent en germe.
Notes
1 Jean-Marie Schaeffer a déjà largement clarifié ce débat dans l’article « Fiction et croyance » in J.-M. Schaeffer et Nathalie Heinich, Art, Création, Fiction, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2004, p. 163-186 (notamment dans les premières pages). Sans revenir sur le détail, nous suivons ici sa perspective « ségrégationniste » au niveau cognitif, qui permet de déplacer l’analyse vers l’étude du fonctionnement de la modélisation fictionnelle d’événements historiques.
2 Cf. Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », Social Science Information, 1967, no. 6, p. 65-75. Cet article, dont la conclusion annonce d’une certaine façon elle-même l’obsolescence, rapproche par exemple, sur le plan formel, l’énonciation de l’historien (qui n’évoque que ce qui est advenu, non ce qui n’est pas advenu) de celle du psychotique, du fait de leur commune « incapa[cité] de faire subir à un énoncé une transformation négative. » (p. 71)
3 H. White, « Narrative in Contemporary Historical Theory », in The Content of the Form, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1987, p. 32-33 (nous traduisons). La lecture que fait Ricœur de Braudel, plus nuancée, reste cependant elle aussi prisonnière d’un tête-à-tête récit factuel/récit fictionnel. Voir aussi François Hartog, « Querelles du récit », in Évidence de l’histoire, Paris, Gallimard, Folio, 2007, p. 202-215.
4 Au passage, on peut noter qu’en critiquant le choix des Annalistes d’un autre type d’écriture de l’histoire, il reconnaît bien que le récit « romancé » n’est pas la seule forme possible d’écriture sur le passé.
5 Sa position a pourtant déjà considérablement évolué par rapport à Tropics of Discourse, où il assimile sans autre forme de procès « récit » et « fiction verbale » (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978, p. 81 sq.).
6 On consultera à ce sujet avec profit le récent dossier d’Acta Fabula (vol. 12, no. 6) intitulé « Faire et refaire l’histoire », qui recense bon nombre d’ouvrages récents consacrés à ce débat, notamment les deux suivants : Laurence Giavarini, « Carlo Ginzburg dans la forêt de la tradition littéraire », et François Dosse, « L’histoire entre science et fiction », http://www.fabula.org/revue/ (consulté le 11 août 2011).
7 Christopher R. Browning, Ordinary Men. Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, Harper Perennial, 1993, p. 1-2. Les chapitres 7 et 8 sont ainsi entièrement consacrés à l’analyse critique des témoignages sur lesquels se fonde le récit événementiel du chapitre 1.
8 Ce qui n’aurait pas forcément été le cas à l’époque où Brecht écrivait : l’antisémitisme jouait en effet un rôle périphérique dans la lecture marxiste orthodoxe (notamment soviétique), qui considérait le fascisme comme une simple expression des rapports de classe, et donc comme persécutant essentiellement les prolétaires. Les prémisses de l’Holocauste étaient certes connues de certains, mais il n’était pas compris dans toutes ses ramifications en 1941, date souvent retenue comme point de départ d’une politique d’extermination systématique Cette différence montre bien un des écarts entre histoire et fiction : la pièce de Brecht est lue et commentée aujourd’hui, les analyses marxistes du nazisme ne le sont plus.
9 Cf. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1999, p. 215-219.
10 On rappellera par exemple le jugement de Jan Kott : « Brecht a transposé le brave soldat Schwejk du temps de la Première Guerre mondiale dans celui de la Seconde. Cela s’est montré intenable. » Cf. « Über Brechts Schweyk im Zweiten Wetlkrieg », in Monika Wyss, Brecht in der Kritik, Munich, 1977, p. 336.
11 Cf. Bertolt Brecht, Gesammelte Werke, Francfort, Suhrkamp, 1967, vol. 3, p. 1187.
12 Bertolt Brecht, Arbeitsjournal, Francfort, Suhrkamp, 1973, p. 251 (1er avril 1941).
13 Sur l’autonomie de l’intrigue « chinoise », cf. cette remarque du Journal de travail : « bien sûr, dans ce setchouan il y a déjà des aviateurs et encore des dieux. j’ai pris soin d’éviter tout folklore. d’un autre côté, mon propos n’est pas de faire rire de ces jaunes qui mangent le pain blanc français. […] sujet de la discussion ; faut-il seulement conserver les anachronismes sociaux ? l’industrie, qui accule les dieux (et la morale), l’invasion des mœurs européennes ? dans ce cas, on ne quitterait pas encore le sol de la réalité. mais ni l’industrie ni l’européanisation ne remplaceront le riz par du pain. ou alors on a une chine de pur travesti, et un travesti plein de trous. » Ibid., p. 126 (2 juillet 1940).
14 Nous renvoyons désormais à l’édition suivante : B. Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, trad. A. Jacob, Paris, L’Arche, 1976. Cf. B. Brecht, Gesammelte Werke, op. cit., vol. 4 (désormais gw 4), p. 1722-1723.
15 L’historiographie certes elle peut aussi poser au lecteur la question du rapport à son époque, mais c’est généralement de façon implicite ou circonscrite au paratexte.
16 Cette question nous paraît quelque peu problématique dans la théorie de la fiction de Jean-Marie Schaeffer, où la définition de la fiction comme « jeu » risque de faire oublier son rapport « analogique » au réel. Cf. Sebastian Veg, Fictions du pouvoir chinois, Paris, éd. de l’EHESS, 2010, p. 17, n. 20. Commentant un passage d’Enfance et Histoire de Giorgio Agamben (Paris, Payot, 2002, p. 135), où le jeu est présenté comme l’inverse du rite, Lucie Campos souligne la dimension à la fois cognitive et libératrice du jeu : « le jeu de l’art est ainsi relégitimé comme mode de connaissance critique à la manière d’un exorcisme : l’art permet de se libérer du mythe pour prendre le parti de la vie. », « Fictions contemporaines et conscience historique: W. G. Sebald, J. M. Coetzee, I. Kertész », thèse s.d. Catherine Coquio, Université de Poitiers, 2010.
17 De ce point de vue la traduction par Armand Jacob de « Die große historische Gangsterschau » (gw 4, 1721) par « Des gangsters l’historique drame » (La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 7) est tout à fait malheureuse, puisque elle transforme les numéros d’une « revue » en « drame ».
18 Nous traduisons ainsi « Wenn […]/ Zum Beispiel Du als Sohn der Bronx auftritts/ Was Du doch wahrlich bist » (gw 4, 1772). Cf. La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 50.
19 On trouvera par exemple d’autres tentatives non-fictionnelles de décrire le nazisme comme « maladie de la démocratie » dans : Claude Lefort, « La question de la démocratie », Essais sur le politique : xixe-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 2011, p. 23 ; Louis Dumont, « La maladie totalitaire », Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983, p. 152-189 ; ou encore dans le tome III de L’Avènement de la démocratie : Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), Paris, Gallimard, 2010.
20 Ainsi, le choix du Sichuan comme dernier lieu de refuge des dieux peut faire allusion à la fuite du gouvernement chinois de Chiang Kai-shek jusqu’à Chongqing (au Sichuan) en 1938 devant l’avancée japonaise, dans laquelle Brecht n’a pas manqué de voir un parallèle avec sa propre fuite jusqu’en Finlande devant l’avancée des troupes nazies. Cf. la lettre de Brecht à du 4 mai 1940 au dessinateur Hans Tombrock, où il évoque ce repli (citée dans Jan Knopf [éd.], Brechts Guter Mensch von Sezuan, Francfort, Suhrkamp, 1982, p. 23). Nous transcrivons Sichuan comme le veut l’usage actuel, sauf dans le titre de la pièce, où nous suivons l’orthographe consacrée.
21 Sur Brecht et Wittfogel, on pourra se reporter à Gary Ulmen, The Science of Society : Towards an Understanding of the Life and Work of Karl August Wittfogel, La Haye, Mouton, 1978, p. 122-124. Cf. aussi Karl A. Wittfogel, Le Despotisme oriental, Paris, Minuit, 1964.
22 Nous renvoyons désormais à l’édition suivante : B. Brecht, La Bonne Âme du Setchouan, trad. Jeanne Stern, Paris, L’Arche, 1956 ; cf. gw 4, 1601.
23 Cf. aussi cette phrase de Brecht : « dans les pays démocratiques, la nature violente de l’économie n’est pas dévoilée (c’est-à-dire est voilée), dans les pays autoritaires, il en va de même avec la nature économique de la violence. » (B. Brecht, Arbeitsjournal, op. cit., p. 213 ; 15 décembre 1940) Brecht souligne ainsi la continuité historique entre la façon dont la violence s’exprime dans différents systèmes politiques : dans un système traditionnel, la dimension économique de la violence est masquée par les rapports de force purement politiques, ce qui ne l’annule aucunement ; dans un pays en voie de démocratisation, cette dimension économique apparaît plus clairement, mais en se présentant comme non violente. Ce redéploiement de la violence dans les États démocratiques, où elle passe d’un état endémique, résultat logique de l’omniprésence de la hiérarchie à une canalisation à l’intérieur de mécanismes économiques, est au centre de La Bonne Âme du Setchouan. Nous abordons également cette questions dans Fictions du pouvoir chinois, op. cit.
24 Sur la foi du premier manuscrit de la pièce, où les noms propres allemands ont été barrés et remplacés par des noms chinois, I. Bonnaud propose de lire La Bonne Âme comme une allégorie de la montée du nazisme dans la Bavière baroque de la Contre-Réforme de l’enfance de Brecht. Cf. Irène Bonnaud, Brecht, période américaine, thèse de doctorat s. d. J.-P. Morel, Université Paris-III, 2001. On se souviendra que, en écho à l’histoire tiraillée d’Augsburg, Brecht était lui-même de père catholique et de mère protestante, même s’il a été élevé dans la confession luthérienne.
25 M. Weber, Economie et société, trad. s. d. J. Chavy et E. de Dampierre, Paris, Pocket, « Agora », 1995, t. 1, p. 324.
26 Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995, p. 29. Cf. par exemple la tirade de Ui p. 72-73.
27 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 130.
28 Michel de Certeau, compte-rendu de : Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, in Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1972, p. 1325.
29 François Dosse, « Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire », Vingtième siècle, no. 78, avril-juin 2003, p. 149. Dosse souligne également l’importance des catégories de la pragmatique développées par Austin et Searle dans la réflexion de Certeau (p. 155).
30 « en pensant au théâtre américain, l’idée que j’avais eue à new york m’est revenue à l’esprit d’écrire une pièce de gangsters qui rappelle certains événements que nous connaissons tous. […] Bien sûr elle doit être écrite en grand style. » B. Brecht, Arbeitsjournal, op. cit., p. 249 (10 mars 1941).
31 B. Brecht, Arbeitsjournal, op. cit., p. 258 (12 avril 1941). Brecht ajoute : « outre que le vers blanc se marie fort mal avec la langue allemande – voir les horreurs du tasso ! – il a toujours à mes yeux ce quelque chose d’anachronique par excellence, de fatalement féodal. » Cf. La Résistible Ascension d’Arturo Ui, p. 110.
32 Cité dans Raimund Gerz (éd.), Brechts Aufhaltsamer Aufstieg des Arturo Ui, Francfort, Suhrkamp, 1983. On trouve bien sûr des analyses critiques de cette « grandeur dans le mal » dès le théâtre classique, par exemple dans les commentaires de Corneille sur Rodogune (je remercie Zoé Schweitzer pour cette indication).
33 Réciproquement, Philippe Roussin a montré que la critique d’Adorno contre un certain type d’art (le « kitsch » de l’art commercial du xixe siècle) cachait en réalité une hostilité platonicienne à la mimésis comme telle, et à la totalité de la fiction. Cf. « Le kitsch, un autre mot pour la fiction », Misère de la littérature, terreur de l’histoire, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2005, p. 247-251. Il relève également quelques formulations « adorniennes » de Brecht dans « Sur le cinéma », en partie démenties par Arturo Ui.
34 Cf. « Could we ever narratize without moralizing ? » (H. White, The Content of the Form, p. 25). Hayden White estime aussi que l’histoire est marquée par les catégories de la tragédie, de l’épopée, de la romance, de la comédie ou de la satire. Cf. « Interpretation in History », Tropics of Discourse, op. cit., p. 51-80.
35 Cf. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction, op. cit., p. 184.
36 On peut émettre en passant une hypothèse sur le sens de ces deux noms « chinois », qui laissa naguère perplexe Antony Tatlow. Si la lecture de Shen Te comme « vertu profonde » (shen de en transcription actuelle) s’impose, nous suggérons de lire Shui Ta non comme « grande eau », mais comme « impôt élevé » (shui da). La vertu est ainsi, en dernière analyse, affaire de finances. Voir A. Tatlow, The Mask of Evil, Berne, Peter Lang, 1977, p. 269.
37 Pire encore, l’épilogue alternatif que Brecht a écrit au début des années 1950 pour se substituer aux multiples interrogations citées, souligne que la capitale du Setchouan représentée dans la pièce a « péri », se terminant ainsi : « Il n’est aujourd’hui plus grand bonheur sur terre/ Que d’avoir le droit d’être bon, et de faire le bien. » (B. Brecht, Poèmes 9, Paris, L’Arche, 1968, p. 84, trad. Geneviève Serreau). Cet épilogue faisait partie du paratexte utilisé par Benno Besson lors de la première représentation en RDA, au Berliner Ensemble en octobre 1957. Besson suggérait ainsi que la pièce décrivait avant tout la situation en Allemagne de l’Ouest.
38 Ce qui n’est pas le cas dans Têtes rondes et têtes pointues (1934) où Brecht, conformément aux analyses marxistes, présente l’antisémitisme comme une simple expression du conflit de classe, le riche Guzman, persécuté comme Tchiche, parvenant en fin de compte à racheter sa vie en payant le pauvre fermier Callas pour prendre sa place sous l’échafaud. Irène Bonnaud (thèse citée) estime que Brecht a considérablement évolué pendant l’exil américain, consacrant La Duchesse de Malfi au sujet de la persécution et tournant en ridicule Schweyk comme « spécialiste en pédigrés canins ». Elle attribue par conséquent l’absence de l’antisémitisme dans Ui avant tout au fait que le modèle d’Arturo était le mafieux juif du Bronx Dutch Schulz.
39 Je remercie Olivier Remaud pour cette remarque fort judicieuse, ainsi que pour sa relecture particulièrement attentive au problème de l’anachronisme.
40 « Die Geschichte ist Gegenstand einer Konstruktion, deren Ort nicht die homogene und leere Zeit sondern die von Jetztzeit erfüllte bildet. » (thèse XIV, « Über den Begriff der Geschichte », Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1979, vol. I, t. 2, p. 701 ; traduction adaptée). Une autre formulation intéressante est celle de l’annexe A : « L’historien qui part de là [l’absence de causalité entre événements historiques] cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation dans laquelle son époque est entrée avec une époque antérieure parfaitement déterminée. Il fonde ainsi un concept du présent comme “temps actuel” dans lequel ont pénétré des éclats du temps messianique. » (« Der Historiker, der davon ausgeht, hört auf, sich die Abfolge von Begebenheiten durch die Finger laufen zu lassen wie einen Rosenkranz. Er erfaßt die Konstellation, in die seine eigene Epoche mit einer ganz bestimmten früheren getreten ist. Er begründet so einen Begriff der Gegenwart als der “Jetztzeit”, in welcher Splitter der messianischen eingesprengt sind. », ibid., p. 704).
41 Irène Bonnaud (thèse citée) souligne que le strict contrôle par Brecht de l’accès au manuscrit d’Arturo Ui après 1949 montre qu’il avait conscience des risques induits par cette démolition de la « dimension petite-bourgeoise de l’histoire ». L’ouvrage classique sur Brecht et l’histoire le situe fermement dans l’orbite marxiste : Klaus-Detlef Müller, Die Funktion der Geschichte im Werk Bertolt Brechts, Tübingen, Max Niemeyer, 1967.
42 Bertolt Brecht, « Die Kausalität in nichtaristotelische Dramatik », gw 15, p. 279. Cité dans Ulrich Sautter, « “Ich selber nehme kaum noch an einer Diskussion teil, die ich nicht sogleich in eine Diskussion über Logik verwandeln möchte.” Der logische Empirismus Bertolt Brechts », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, vol. 43 (1995), no. 4, p. 687-709, p. 704.
43 Michael Löwy a montré de façon similaire comment Benjamin a réélaboré, sur la base du matérialisme, un « marxisme de l’imprévisibilité » dans lequel « l’histoire est ouverte » : Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Paris, PUF, 2001, p. 127.