À la recherche de la fiction dans le récit gauchesque et picaresque – Sabine Schlickers

Rappelons que les concepts de réalité et de fiction sont historiquement et culturellement très fluctuants. De fait, ces deux concepts s’apparentent à des conventions historiquement variables1. C’est ainsi que les chroniques de la conquêtede l’Amérique du XVIe siècle relèvent d’une historiographie qui prétendait transmettre une version réelle de la découverte et de la conquête des Indes Occidentales. Or beaucoup de ces textes – relations, lettres, mémoires, chroniques – furent écrits selon la rhétorique élaborée typique de la Renaissance et demandent une lecture esthétique (tout autant que la lecture des mythes qu’ils reprennent). Cette lecture esthétique n’exclut certes pas la prétention de vérité des chroniqueurs, mais la réception du XXe  siècle les conçoit plutôt comme des textes littéraires proches de la fiction.

S’il est vrai que la narration fictionnelle n’affecte pas seulement l’énonciation mais aussi l’énoncé du récit, peut-on constater le même effet pour la narration historiographique ? Telle est mon hypothèse, mais je me limiterai ici au discours narratif, beaucoup plus intéressant que la question de la référence. Comment détecter le caractère fictionnel d’une narration réaliste ? Puisqu’il y a des narrations plus ou moins réalistes et des fictions plus ou moins fictionnelles, faut-il différencier plusieurs degrés de fictionalité, et plusieurs degrés de réalisme narratif ? Ce qui n’existe pas, évidemment, c’est une narration fictive – mis à part certains récits de fiction de Jorge Luis Borges où non seulement des sources sont mentionnées qui n’existent pas, mais encore où des références renvoient à des textes factuels ou fictionnels, eux aussi inventés. Du moment où un texte fictif est cité, comme le chapitre 9 de la première partie du Don Quichotte de l’auteur fictif Pierre Ménard, la narration fictive prend corps, et l’objet antérieurement irréel se réalise et se transforme en narration fictionnelle.

Les catégories narratologiques

Ordre, fréquence et vitesse

Existe-t-il des indices de fictionalité ? Et si oui, lesquels ? Genette, dans « Récit fictionnel, récit factuel » (1991b/2004), rappelle des conceptions opposées, celle de Käte Hamburger, qui énumère des indices de fictionalité, et celle de John Searle, selon lequel « il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique [ni par conséquent narratologique] qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction »2. Genette reprend la question avec ses propres catégories du récit : en ce qui concerne l’ordre et la fréquence de la narration, il n’y a pas de différence entre récit factuel et récit fictionnel (2004, p. 144-150) ; en ce qui concerne la vitesse, la représentation de dialogues rapportés in extenso peut donner l’impression d’une « fictionalisation » (ibid., p. 149s.). Ainsi, dans les chroniques de la conquête de l’Amérique, on rencontre beaucoup de scènes dialoguées, comme, par exemple, la fameuse rencontre entre Hernán Cortés et Moctezuma, rapportée par Cortés comme si Moctezuma parlait parfaitement l’espagnol, ou la rencontre fictive entre le chroniqueur péruvien semi-alphabétisé Huaman Poma de Ayala et le roi espagnol, racontée par Poma, ou encore le dialogue entre le chroniqueur l’Inca Garcilaso de la Vega et l’un de ses parents indiens, qui a la double fonction d’informer et d’ajouter des détails privés pour varier le récit. On devrait pourtant se demander si le ralentissement de la narrationau moment où les événements racontés sont mis en relief, dans les cas cités, par l’oralité du discours direct est un trait caractéristique de la narration fictionnelle, ou si la narration factuelle ne se sert pas aussi de ce moyen pour souligner un fait important.

Focalisation

Sous la catégorie du mode, Genette mentionne les diverses formes de « subjectivité d’autrui » – en particulier la focalisation interne, le monologue intérieur et le discours indirect libre comme indice de fiction parce que ces formes introspection ne se trouvent généralement pas dans le discours de l’historiographie, qui utilise la focalisation externe et zéro (cf. Cohn, 2001 [1990]). Mais il n’est pas non plus possible d’exclure l’usage de la focalisation interne de la narration factuelle. Ainsi, les témoignages concernant la torture dans les régimes militaires de l’Amérique du Sud3, ou la vie dans les camps de concentration nazis : dans ces récits, la focalisation interne ne peut donc pas non plus servir d’indice de fictonalité4. Pour ce qui est de l’attitude narrative inverse, la focalisation externe, Genette (1991b/2004, p. 152) s’oppose à Hamburger, le considérant comme indice de fictionalité. Mais il existe des contre-exemples pour montrer que « ce genre de récit ‘objectif’ » n’est pas « typiquement fictionnel » : Pilar Calveiro, activiste militante dans la guerrilla argentine durant la dictature militaire, qui fut internée et torturée dans un camp de concentration, présente de façon objective dans sa thèse doctorale, Poder y desaparición: los campos de concentración en Argentina (1998 ; Pouvoir et disparition : les camps de concentration en Argentine), le témoignage des prisonniers et de leurs bourreaux, c’est-à-dire qu’elle fait une recherche à la troisième personne pour se distancier d’elle-même et se rapprocher des autres.

En ce qui concerne le style indirect libre, je dirais qu’au lieu de souligner l’existence d’une fiction, ce discours signale plutôt la littérarité : personne n’emploierait le style indirect libre dans une conversation quotidienne. Cela nous mène à un autre point : comment penser la relation entre fiction et littérarité ? Dans « Récit fictionnel, récit factuel », Genette utilise ces deux notions indifféremment, parlant, par exemple, de « récits non fictionnels, voire non littéraires » (1991b/2004, p. 152). Seuls les récits fictionnels appartiendraient par conséquent à la littérature, ou bien, au contraire, le littéraire n’existerait pas dans des récits factuels. Par contre, dans « Les actes de fiction », Genette, en se référant à Searle, distingue nettement entre fiction et littérature : « toute littérature n’est pas fiction, toute fiction n’est pas littérature » (2004 [1991a], p. 119). Il donne les exemples de la bande dessinée ou du cinéma muet comme « fiction[s] non littéraire[s] parce que non verbale[s] » (ibid., n. 2). Et à la fin de cet article, il se réfère aussi au « discours de la littérature non fictionnelle, narrative (Histoire, autobiographie, Journal) ou non (essais, aphorismes, etc.) », soulignant sa « littérarité, intentionnelle ou non, c’est-à-dire [sa] fonction esthétique » (ibid., p. 139). Il ajoute que la « fonction esthétique attribuée à un texte qui n’a pas nécessairement été produit dans cette intention » (p. 140, n. 1) est bien possible, comme on l’a vu au début de cet article avec l’exemple des Chroniques de la conquête des Indes Occidentales. Pour aborder le thème en question, nous avons besoin d’une notion extensive de la littérature comportant des « récits factuels littéraires », comme Marielle Macé l’a proposé dans une communication en 2006, ou encore des « récits factuels littérarisés ». S’il est vrai que la littérarité ne dépend pas du fictionnel, il faudrait se demander quels sont les indices de littérarité qui seraient également des indices de fiction5. La question reste ouverte.

Voix / Situation narrative

Concernant les emprunts de procédés formels au récit de fiction par le discours factuel, Jean-Marie Schaeffer mentionne aussi les dialogues, qui sont « très répandus dans les récits ethnographiques », et l’usage du style indirect libre et des techniques de focalisation interne dans le « nouveau journalisme » (Schaeffer, 1999, p. 265). Pourtant, sa conclusion, selon laquelle « l’opposition entre le récit de fiction et le récit factuel ne doit pas être abordée dans les termes d’une épistémologie empiriste, mais d’un point de vue fonctionnel, donc pragmatique » (ibid.) ne résout pas non plus la question.

La dernière catégorie à prendre en considération dans ce contexte est celle de la voix. Elle est particulièrement intéressante dans la perspective temporelle de l’acte narratif : ici il n’y a pas en l’occurrence de différence entre récit factuel et récit de fiction, puisqu’il est toujours possible pour la narration de raconter depuis une position postérieure aux faits (le cas le plus fréquent), une position concomitante (le reportage en direct d’un match de football), ou encore une position anticipatrice (les prophéties de Nostradamus). Cela vaut également pour la catégorie « personne » dans un récit homo- ou hétérodiégétique. Mais (on y reviendrai plus loin), il y a une différence de niveau, comme le remarque Genette, « car le souci de vraisemblance ou de simplicité détourne généralement le récit factuel d’un recours trop massif aux narrations du second degré » (Genette, 1991b/2004, p. 154). Le « généralement » signifie cependant qu’on ne peut pas se fier non plus à cette carence de narrations intercalées dans le récit factuel. Ou, pour l’exprimer avec la nonchalance typique de Genette : « La présence du récit métadiégétique est donc un indice assez plausible de fictionalité – même si son absence n’indique rien » (ibid.). Néanmoins, l’usage conséquent des narrations intercalées, qui est, comme on le verra, une constante générique de la littérature gauchesque, dénoteune certaine complexité pour une histoire supposée simple à laquelle on ne s’attendrait pas dans un récit factuel.

Procédés narratifs transgressifs

En résumé, on peut donc affirmer qu’aucune des catégories narratologiques envisagées jusqu’ici ne peut servir d’instrument rigoureux pour décider de la factualité ou de la fictionalité d’un récit. N’y aurait-il donc vraiment pas d’indices qui pourraient nous servir pour définir la fictionalité autrement que comme une convention, valable seulement dans un certain contexte historique, culturel et social, autrement qu’un double pacte de lecture et de production ?6 Pour ma part, j’estime qu’il y a au moins quatre procédés narratifs que Genette ne mentionne pas dans sa réflexion : 1)° la mise en abyme à l’infini, 2)° la mise en abyme aporistique ou paradoxale7 (caractérisée par Lucien Dällenbach, 1977, p. 51,comme « fragment censé inclure l’œuvre qui l’inclut »), 3)° la métalepse, qui produit un « effet de bizarrerie soit bouffonne, […] soit fantastique » (Genette, 1972, p. 244), bien apte à rompre n’importe quel pacte réaliste (cf. Schlickers, 2005), et 4)° la narration non fiable. Pour mon propos, il sera plus intéressant d’analyser des récits fictionnels « réalistes » telsceux de la littérature gauchesque et picaresque.

Les niveaux narratifs dans la littérature gauchesque

La complexité de chaque récit fictionnel, qu’il soit réaliste ou non, réside principalement dans la double situation de communication provoquée par l’instance du narrateur (cf. infra). Revenons donc à la catégorie de la voix, ou plus précisément à la question de « qui parle ? », avec des exemples tirés de la littérature gauchesque. Cette littérature commence au XIXe siècle comme un genre lyrique pour devenir, au XXe siècle, une littérature narrative avec un protagoniste gaucho, une sorte de cowboy des pampas. On retrouve cette littérature non seulement en Argentine et en Uruguay, mais aussi dans le Rio Grande do Sul brésilien (cf. Schlickers, 2007).

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Au premier niveau de ce modèle des niveaux narratifs de la littérature gauchesque se situent les instances réelles de l’auteur et du lecteur. L’auteur réel n’est pas un gaucho, mais un auteur urbain cultivé, tandis que le lecteur peut être aussi bien un lecteur urbain cultivé qu’un gaucho analphabète, et donc un simple auditeur. Dans la poésie gauchesque, transmise surtout de manière orale, l’auditeur illettré semble avoir prédominé, alors que le lecteur de la prose gauchesque était plutôt cultivé, sensible, apte à apprécier la littérarité de ces textes.

La première instance intratextuelle de la littérature gauchesque est l’auteur implicite (niveau 2), une instance fictive, historique, dans laquelle on reconstruit l’intentionnalité du sens. L’auteur implicite est présent dans toutes les voix narratives, mais il n’a pas de voix propre (cf. infra), s’exprimant plutôt par l’intermédiaire d’un narrateur ou d’un moi lyrique extra-héterodiégétique (niveau 3). Cette instance transcrit le chant du narrateur autodiégétique, le protagoniste gaucho situé au niveau 4. Sa parole imite l’oralité en utilisant le langage gauchesque, un artifice littéraire qui reproduit le parler conversationnel des gauchos. De plus, la situation d’énonciation est orale parce que le narrateur gaucho s’adresse à son public intradiégétique. Tout ce qu’il chante ou raconte de sa propre vie et de la vie des autres se situe au niveau hypodiégétique, où est placé le gaucho chanté. Le dédoublement de la situation narrative, qui s’effectue à travers l’instance du narrateur extradiégétique, est une caractéristique très peu étudiée dece type de littérature8.

Dédoublement de la situation narrative

Dans le récit factuel, il existe une relation d’identité entre l’auteur et le narrateur, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une seule voix qui parle, tandis que dans le récit fictionnel il faut distinguer entre l’instance de l’auteur et l’instance du narrateur dans la voix de celui-ci. Au lieu de parler de l’auteur tout court, comme le fait Genette dans « Récit fictionnel, récit factuel », je préfère parler de l’auteur implicite, instance responsable de l’intention du texte qu’on (re-)construit dans l’interprétation9. Par conséquent, ce qui est fictionnellement vrai pour le narrateur est vraiment fictionnel pour l’auteur implicite, pourreprendreune définition heureuse de Walter Mignolo (1980-1981, p. 87). La troisième instance qui forme le schéma triangulairede Genette est celle du personnage, qui peut adopter une voix et raconter une histoire dans laquelle apparaissent d’autres personnages, qui peuvent devenir à leur tour des narrateurs, et ainsi de suite.

Pour schématiser les relations entre auteur (a), narrateur (n) et personnage (p), Genette propose le schéma suivant (1991b/2004, p. 158) :

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Mais nous verrons que ce triangle ne suffit pas pour modéliser les instances narratives du récit gauchesque, puisque dans celui-ci, il y a un dédoublement des instances narratives. C’est pourquoi il semble nécessaire d’introduire une instance supplémentaire, de sorte que le triangle prend la forme d’un carré, encore plus complexe – une véritable « quadrature du triangle » :

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1)° Dans les textes fictionnels en prose ou en vers de la littérature gauchesque, on retrouve les instances de l’auteur implicite et du narrateur extradiégétique, qui peut être hétérodiégétique comme dans Martín Fierrode José Hernández, ou homodiégétique, comme dans Los tres gauchos orientales de A.D. Lussich. Ensuite, il faut distinguer ce narrateur extradiégétique du narrateur auto-intradiégétique et du  personnage gauchesque hypodiégétique. Les trois premières instances ne sont pas identiques, tandis que les deux dernières se départagent en un « moi narrant » et un « moi narré ». C’est ainsi qu’on parvient à la modélisation suivante des relations ontologiques :

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Pour ce qui est du carré proposé ci-dessus, nous pouvons maintenant examiner les relations en

détail en indiquant le niveau de communication où se trouvent les instances du récit :

Image5

La situation narrative typique de la littérature gauchesque est similaire à celle de la littérature picaresque : le narrateur autodiégétique raconte ou chante ses propres aventures, il faut donc différencier entre le « moi narrant » (niveau 3 dans la littérature picaresque, niveau 4 dans la littérature gauchesque) et le « moi narré » (niveau 4 dans la littérature picaresque, niveau 5 dans la littérature gauchesque). Cela explique aussi pourquoi il existe une relation de non-identité entre l’auteur implicite et le narrateur extradiégétique : si ces deux instances étaient identiques, il s’agirait d’une autobiographie gauchesque ou picaresque authentique.

L’autobiographie fictive

Arrêtons-nous un moment pour considérer ce cas épineux de l’autobiographie fictive et du roman à la première personne. Selon la constatation de Rosse (2002, p. 9), la chose est très simple : « Quant au roman à la première personne, il se déclare généralement fiction de bout en bout ». Mais que se passe-t-il lorsque le roman ne se déclare pas fiction, si on a affaire à une voix à la première personne qui raconte de manière réaliste l’histoire de sa vie, comme dans la littérature gauchesque et picaresque ? La réception erronée en France du premier roman picaresque au XVIe siècle comme histoire des « usages et coutumes au-delà des Pyrénées »11 démontre la fonction d’orientation des péritextes. Mais ces indicateurs de factualité ou de fictionalité avaient justement manqué dans la première traduction française du Lazarillo de Tormes (1554), parue en 1560 à Lyon sous le titre Les faits merveilleux, ensemble la vie du gentil Lazare de Tormes, & les terribles auantures à luy auenues en diuers lieux. Liure fort plaisant & delectable, auquel sont decris maints actes notables & propos facecieux, au plaisir & contentement d´vn chacun12. Le texte est accompagné de 31 gloses dans les marges qui expliquent certains usages espagnols au lecteur français, par exemple la punition que doit subir le beau-père de Lazare : « L’on larde les Mores en Espaigne auec le degout de lard ardent » (p. 8ro) ; ou l’activité du premier maître de Lazare : « les Aueugles en Espagne apprennent en vers Espagnolz les vies des saintz & les recitent à l’intention de qui bien leur fait aux portes des Esglises » (p. 10ro – 10vo). Ces gloses se retrouvent aussi dans la nouvelle édition de cette traduction, publiée en Paris en 1561, qui renforce la véracité de l’histoire par le changement du titre : L’Histoire plaisante et facetieuse dv Lazare de Tormes Espagnol. En laqvelle on pevlt Recongnoistre bonne partie des meurs, vie & conditions des Espagnolz13. Les lecteurs français contemporains ont donc méconnu la relation ontologique « auteur implicite # narrateur = personnage picaresque » parce que dans leur « lecture de mœurs », il n’y a pas de différence entre auteur implicite, narrateur et personnage picaresque. D’autre part, l’exemple démontre que la fictionalité constitue un blanc dans l’investigation autobiographique, dans laquelle il y a des voix, comme celle de Marie Darrieussecq (1996, p. 372s.), qui exigent : « puisque toute fiction est littérature, faisons entrer l’autobiographie dans le champ de la fiction ». À cette restriction près que la fiction cinématographique, par exemple, n’est pas littérature, il faut constater que le contraire ne vaut pas non plus, puisque toute littérature n’est pas fiction. Darrieussecq a cependant raison dans la mesure où la demande de confiance : « croyez que » est une combinaison du pacte autobiographique (Lejeune, 1975) et du « pacte romanesque (‘veuillez imaginer que’) » (Darrieussecq, 1996, p. 376). Le cas se complique si nous pensons à un autre genre littéraire, à mi-chemin entre l’autobiographie et la fiction : l’autofiction, qui consiste, selon Darriquessecq (ibid., p. 378), en une « fictionnalisation » du factuel et une « factualisation » du fictif ou, selon la formule de Genette : « C’est moi et ce n’est pas moi » (1991b/2004, p. 161). L’examen plus approfondi de ce genre paradoxal déborderait le cadre de cette contribution14.

Les relations idéologiques dans le récit gauchesque

Continuons alors avec l’analyse des relations de concordance idéologique et d’opinion entre les instances du récit gauchesque :

Figure 6                       ai  ne  nai pgh

Il est clair que l’accord entre auteur, narrateur et personnage prédomine, comme on le voit bien dans la critique sociale propre à ce genre, qui condamne la situation injuste des gauchos, parce que ceux-ci doivent partir contre leur gré pour les guerres civiles, qu’on les arrête sans raison, qu’on les sépare de leurs femmes, qu’on incendie leurs maisons, etc. L’accord se traduit donc par l’univocité idéologique entre les diverses instances du récit. Mais cela ne veut pas dire qu’un désaccord soit impossible. On le note, par exemple, dans la condamnation d’actes criminels, d’homicides, de viols, etc. par les auteurs implicites qui ne partagent pas non plus l’attitude machiste de leurs anti-héros. Dans ce cas, on devrait donc barrer la flèche entre le narrateur extradiégétique et le narrateur autodiégétique :

Figure 7    ai  ne # nai  pgh

Contos gauchescos (1912)de João Simões Lopes Neto

Pour terminer, je voudrais examiner un exemple un peu complexe, tiré de la littérature régionaliste brésilienne : Les contes gauchesques de Simões Lopes. Ces contes sont précédés d’une préface avec une situation narrative problématique qui offre deux possibilités d’interprétation. Un narrateur anonyme hétéro-extradiégétique énonce la première phrase : « Patrício, apresento-te Blau, o vaqueano » (« Patricio, je te présente Blau, le gaucho »). Patrício est le narrataire du narrateur anonyme qui réapparaît dans les contes qui suivent.Mais Patrício est un narrataire double, puisqu’il est aussi le narrataire du narrateur principal Blau Nunes. Blau prend la parole après la première phrase de la présentation citée, racontant des épisodes de sa vie mouvementée et se souvenant des bons temps héroïques du passé. Après cette narration, le premier narrateur extradiégétique reprend la parole, mais comme il n’y a pas de guillemets pour terminer le discours direct de Blau, il se peut bien que personne ne note le changement de la situation d’énonciation. Cette situation ne s’éclaircit que lorsque le premier narrateur s’adresse à Blau, qui avait été son guide, à la troisième personne. Le narrateur connaît donc personnellement le personnage-narrateur Blau et appartient à une classe sociale supérieure. Dans son portrait, Blau apparaît comme un vieux gaucho digne et loyal, avec une bonne mémoire qui lui permet de raconter les « casos », c’est-à-dire les contes qui suivent. Le narrateur termine son discours avec une invitation : « escuta-o » (« écoute-le »). La première hypothèse dit que le narrateur premier se situe au niveau extradiégétique 3, où il cite le discours de Blau au discours direct, de sorte que les énoncés de Blau se situent sur le niveau diégétique 4.

Le double encadrement narratif est à la fois un double encadrement oral, parce que les deux narrateurs s’adressent au même narrataire (Patrício) – c’est pourquoi la seconde hypothèse de la modélisation narratologique conçoit la situation narrative horizontalement, en opposition à la modélisation verticale. Les deux narrateurs se situent donc au même niveau narratif, qui serait extradiégétique. L’utilisation constante du présent narratif parle en faveur de cette hypothèse. Par conséquent, les contes se trouvent au niveau 4. Mais il reste impossible de trancher cette question.

Néanmoins, pour l’objet qui nous concerne, le cas de Simões Lopes est assez intéressant, puisqu´il y a des critiques qui ne reconnaissent pas le caractère fictionnel de la préface15. C’est également vrai pour le caractère fictionnel de la préface de la première partie du Don Quichotte, dont la majorité des critiques ne s’est pas rendue compte. Dans le cas des Contes, Ligia Chiappini a découvert un large fragment de la préface rédigée par l’auteur réel dans une conférence patriotique en 1904 (cf. Chiappini, 1988, p. 98ss.). Il s’agit justement du récit de Blau qui commence par « Eu tenho cruzado o nosso Estado en caprichoso zigzag » (« Je viens de croiser notre pays dans un capricieux zigzag »). Pourtant, cette information biographique extratextuelle ne suffit pas pour résoudre le problème de la situation d’énonciation des voix dans la préface fictionnelle.

Conclusion

Qu’en est-il donc finalement de notre hypothèse initiale ? Nous avons isolé dans certains procédés narratifs paradoxaux, comme la mise en abyme à l’infini et la mise en abyme aporistique, la métalepse et la narration non fiable – les seuls critères textuels pertinents de fictionalité. Ces procédés narratifs n’interviennent pas systématiquement dans le récit fictionnel et jamais dans la littérature gauchesque et picaresque, modelés selon la vraisemblance. D’autre part, le récit fictionnel se caractérise généralement par la littérarité et demande, par conséquent, une réception esthétique. Dans un roman gauchesque lyrique comme Don Segundo Sombra de Ricardo Güiraldes, cette lecture esthétique s’impose dès la première page. Mais comment détecter la littérarité dans des récits fictionnels moins poétiques ? Je conclurai que ce phénomène encore mal étudié qu’est la littérarité se traduit dans le récit fictionnel par une plus grande complexité narrative qui réside dans certains procédés de dédoublement : soit par des narrations intercalées, soit par des mises en abyme de l’énoncé ou de l’énonciation16, soit par le dédoublement du personnage comme narrateur et protagoniste, comme dans l’autobiographie fictive. Du reste, il faut se rendre à l’évidence déjà énoncée au commencement de cet article que la fictionalité est une convention, un double pacte d’écriture et de lecture historiquement variable – caractéristiques que le récit fictionnel partage, d’ailleurs, avec le récit historique, biographique, bref factuel.

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Notes

1 Cf. Schaeffer (1999, p. 200): « la définition elle-même de la fiction ne pouvait être que pragmatique et non pas sémantique ».

2 Searle (1982 [1975], p. 109), cité par Genette (1991a /2004], p. 14). Cf. aussi Schaeffer (2009, p. 108ss.). Sur la base de la célèbre étude Die Logik der Dichtung (1957/1968) de Käte Hamburger (trad. française : Logique des genres littéraires, 1986), Dorrit Cohn (2001 [1990]) essaye pour sa part d’identifier des marqueurs textuels de la fictionalité (Schaeffer, 1999, p. 263ss. énumère ces indices). Cohn s’écarte avec raison de la restriction de Hamburger, qui ne considère que des récits hétérodiégétiques, et refuse, comme Genette, l’instance du auteur impliqué (cf. infra). Wagner (2006) démontre dans son bilan que les positions diamétralement opposées de Cohn et Genette révèlent, en réalité, beaucoup de similitudes.

3 Voir pour l’Argentine le reportage Nunca másqui a été présenté par la Comisión Nacional de Desaparición de Personas (CONADEP, 1983).

4 Les chroniques, écrites fréquemment selon la perspective autodiegétique des acteurs de la découverte et de la conquête de l’Amérique de même que certains textes de l’école des Annales sont encore d’autres exemples.

5 Sans développer cette question ici, on notera que Antonio García Berrio et Teresa Hernández Fernández (2004, p. 44s.) relèvent des indices de littérarité aux niveaux phono-acoustique, syntaxique et sémantique.

6 Cf. Cohn (2001 [1990]) et Wagner (2006). Wagner, qui trouve que les observations de Schaeffer (1999) se rapprochent de l’esthétique de la réception allemande, se réfère favorablement au lecteur implicite ou abstrait comme des « rôles proposés avec insistance par l’ensemble des structures textuelles aux lecteurs réels, qui en définitive les actualisent ».

7 Voir la modélisation de la mise en abyme proposée par Meyer-Minnemann et Schlickers (2010).

8 Mis à part Jesús Peris Llorca (1997), qui a signalé ce dédoublement dans sa thèse sur le roman Don Segundo Sombra. Cette étudenarratologique et générique sur la littérature gauchesque est la seule que j’ai rencontré, mais l’instrument narratologique de Peris Llorca reste peu élaboré (cf. Schlickers, 2007, p. 45, n. 9).

9 Genette (1983, p. 93-107) rejette la notion d’ « auteur impliqué », comme il préfère traduire le « implied author » de Wayne Booth, adoptant position proche de celle de Cohn. Dans mon modèle textuel, l’auteur implicite est indispensable. La conception la plus rigoureuse de cette instance fictive se trouve dans Elemente der Narratologie de Wolf Schmid (2005, p. 49-64).

10 Le fait que le narrateur extradiégétique dans Don Segundo Sombra de Güiraldessoit identique au narrateur auto-intradiégétique (ai # ne = nai = pgh) constitue une belle exception à la règle.

11 Cf. l’étude de Klaus Meyer-Minnemann y Sabine Schlickers (2008, p. 41-75).

12 La Fondation Martin Bodmer – Bibliotheca Bodmeriana de Cologny/Genève conserve l’unique exemplaire de cette traduction.

13 L’unique exemplaire se trouve dans la Bibliothèque de l’Arsenal (sign. 8o BL. 29.642).

14 Voir cependant Toro, Schlickers et Luengo (éds.) (2010) ainsi que l’introduction théorique.

15 Parmi eux, Aldyr Garcia Schlee (2000, p. 18), éditeur des Contos Gauchescos, selon qui la préface est non-fictionnelle : « Esta é a apresentação dos Contos Gauchescos. Embora sem levar a assinatura de Simões Lopes Neto, é evidente que se trata de um trecho no qual quem se dirige diretamente ao leitor (chamando-o de patrício) é o autor ».

1 Cf. Schaeffer (1999, p. 200): « la définition elle-même de la fiction ne pouvait être que pragmatique et non pas sémantique ».

2 Searle (1982 [1975], p. 109), cité par Genette (1991a /2004], p. 14). Cf. aussi Schaeffer (2009, p. 108ss.). Sur la base de la célèbre étude Die Logik der Dichtung (1957/1968) de Käte Hamburger (trad. française : Logique des genres littéraires, 1986), Dorrit Cohn (2001 [1990]) essaye pour sa part d’identifier des marqueurs textuels de la fictionalité (Schaeffer, 1999, p. 263ss. énumère ces indices). Cohn s’écarte avec raison de la restriction de Hamburger, qui ne considère que des récits hétérodiégétiques, et refuse, comme Genette, l’instance du auteur impliqué (cf. infra). Wagner (2006) démontre dans son bilan que les positions diamétralement opposées de Cohn et Genette révèlent, en réalité, beaucoup de similitudes.

3 Voir pour l’Argentine le reportage Nunca másqui a été présenté par la Comisión Nacional de Desaparición de Personas (CONADEP, 1983).

4 Les chroniques, écrites fréquemment selon la perspective autodiegétique des acteurs de la découverte et de la conquête de l’Amérique de même que certains textes de l’école des Annales sont encore d’autres exemples.

5 Sans développer cette question ici, on notera que Antonio García Berrio et Teresa Hernández Fernández (2004, p. 44s.) relèvent des indices de littérarité aux niveaux phono-acoustique, syntaxique et sémantique.

6 Cf. Cohn (2001 [1990]) et Wagner (2006). Wagner, qui trouve que les observations de Schaeffer (1999) se rapprochent de l’esthétique de la réception allemande, se réfère favorablement au lecteur implicite ou abstrait comme des « rôles proposés avec insistance par l’ensemble des structures textuelles aux lecteurs réels, qui en définitive les actualisent ».

7 Voir la modélisation de la mise en abyme proposée par Meyer-Minnemann et Schlickers (2010).

8 Mis à part Jesús Peris Llorca (1997), qui a signalé ce dédoublement dans sa thèse sur le roman Don Segundo Sombra. Cette étudenarratologique et générique sur la littérature gauchesque est la seule que j’ai rencontré, mais l’instrument narratologique de Peris Llorca reste peu élaboré (cf. Schlickers, 2007, p. 45, n. 9).

9 Genette (1983, p. 93-107) rejette la notion d’ « auteur impliqué », comme il préfère traduire le « implied author » de Wayne Booth, adoptant position proche de celle de Cohn. Dans mon modèle textuel, l’auteur implicite est indispensable. La conception la plus rigoureuse de cette instance fictive se trouve dans Elemente der Narratologie de Wolf Schmid (2005, p. 49-64).

10 Le fait que le narrateur extradiégétique dans Don Segundo Sombra de Güiraldessoit identique au narrateur auto-intradiégétique (ai # ne = nai = pgh) constitue une belle exception à la règle.

11 Cf. l’étude de Klaus Meyer-Minnemann y Sabine Schlickers (2008, p. 41-75).

12 La Fondation Martin Bodmer – Bibliotheca Bodmeriana de Cologny/Genève conserve l’unique exemplaire de cette traduction.

13 L’unique exemplaire se trouve dans la Bibliothèque de l’Arsenal (sign. 8o BL. 29.642).

14 Voir cependant Toro, Schlickers et Luengo (éds.) (2010) ainsi que l’introduction théorique.

15 Parmi eux, Aldyr Garcia Schlee (2000, p. 18), éditeur des Contos Gauchescos, selon qui la préface est non-fictionnelle : « Esta é a apresentação dos Contos Gauchescos. Embora sem levar a assinatura de Simões Lopes Neto, é evidente que se trata de um trecho no qual quem se dirige diretamente ao leitor (chamando-o de patrício) é o autor ».

16 Voir Meyer-Minnemann et Schlickers (2010). Voir Meyer-Minnemann et Schlickers (2010).